Un article très intéressant paru dans le Mariane n°626 du 18 avril 2009

Je vous conseille particulièrement les articles suivants :

Accès à l’article numérisé

Le pipeau des heures supplémentaires

Extrait 1 : à y regarder de plus près, de nombreuses sociétés annoncent en réalité des heures supplémentaires qu'elles effectuaient déjà.

Extrait 2 : cer­tains employeurs ne payent pas les « extras », mais accordent un temps de repos en plus.

Extrait 3 : (les déclara­tions d'heures supplémentaires réellement effectuées ) Elles montrent qu'en 2008 le nombre moyen par trimestre atteint 181 millions d'heures, contre 182,5 en moyenne en 2007, avant tout effet de la loi.

Cinq cent mille offres d'emplois ne trouveraient pas preneurs? Oh, le beau mensonge!

Rappel des faits : D'un côté, 1,9 million de personnes sont au chômage et cherchent un emploi; de l'autre, plusieurs centaines de milliers d'offres d'emploi - vraisemblablement 500000 - ne trouvent pas preneurs. »

Punition : deux offres refusées conduiront à la suspension pendant deux mois des indemnités de chômage, contre trois offres refusées jusqu'alors

Mais en réalité : Le chiffre varie: 40000 pour certains, 350000 pour d'autres, « vraisemblable­ment 500 000» pour le ministre de l'Emploi. En fait, ce chiffre ... n'existe pas!

Attention à la nuance : Nous ne collation­nons pas les "offres non pourvues"; mais les offres "non satisfaites"

Et ils sont où, les 500000 emplois des services à la personne?

« Les services à la personne vont créer 500 000 emplois en trois ans » claironne Jean- Louis Borloo. et pour cela il a mis sur pied une Agence nationale des services à la personne (ANSP) , dotée de 25 millions d'euros annuels. mais seuls 235300 emplois nouveaux ont vu le jour en 2006 et 2007 attention Ils recensent chaque personne ayant travaillé au moins une fois dans l'année. Une fois seulement. Autrement dit : quelques heures égalent un emploi. petite règle d’arithmétique simple les 235300 créations affichées représentent seulement 75000 emplois.


MARIANE du 18 au 24 avril 2009 pages 20 à 23 n°626

Notre collaborateur, avec un confrère du « Journal du dimanche », publie un livre* où vingt ans de contrevérités économiques sont passés au crible. PAR HERVÉ NATHAN ET NICOLAS PRISSETTE

Mais que fait la police? Ou, plutôt, que font les journalistes? C'est la question que seraient en droit de se poser les lecteurs du livre les Bobards économiques, dont nous publions, ici même, les meilleurs extraits. Dans cet ouvrage de salubrité publique - et démocratique-, notre collaborateur Hervé Nathan et son confrère du Journal du dimanche, Nicolas Prissette, passent au crible vingt ans de mensonges et de contrevérités économiques énoncés, avec l'aplomb du dogme, par nos dirigeants, de droite comme de gauche.

La doxa néolibérale en sort éparpillée façon puzzle. La manipulation des chiffres, élevée au rang d'art majeur, en dit long sur la mauvaise foi de certains gouvernants. Mais ce travail de fourmi, ô combien pédagogique, interroge aussi l'armée des experts et autres commentateurs économiques qui, au nom de la pensée économique dominante - pour ne pas dire unique -, nous ont fait prendre, depuis des années, des vessies pour des lanternes. Du « travailler plus pour gagner plus» de Nicolas Sarkozy à cette fausse évidence, mille fois ressassée, selon laquelle les chômeurs refuseraient de répondre à des offres d'emploi, en passant par le désormais célèbre: « On ne pouvait prévoir une telle crise », ils en sortent totalement délégitimés ! Une bonne fois pour toutes? Même pas sûr ...• Laurent Neumann

Le pipeau des heures supplémentaires**

Le 8 avril 2008, la ministre de l'Economie, Christine Lagarde, annonce aux députés que le nombre d'heures supplémentaires a explosé au quatrième trimestre de 2007, juste après la mise en œuvre de la loi: + 28 %. Le gouvernement est aux anges. Sa politique est un incroyable succès. La ministre se repose sur une étude encore confidentielle de la Dares. Pourtant, il s'agit d'une statistique dont les économistes qui l'ont calculée savaient qu'elle n'était absolument pas fiable. Ils en avaient d'ailleurs averti le cabinet de la ministre. De quoi s'agit-il? La Dares a collecté les réponses d'un sondage réalisé auprès de 24 119 entreprises de plus de 10 salariés. Au premier abord, c'est effectivement phénoménal. Les entreprises déclarent 8,4 heures supplémentaires au quatrième trimestre 2008, contre 6,5 heures un an auparavant.

Mais ce ne sont que des données brutes, ni corrigées des variations saisonnières, ni des jours ouvrables. Surtout, à y regarder de plus près, de nombreuses sociétés annoncent en réalité des heures supplémentaires qu'elles effectuaient déjà. Cela s'appelle des heures supplémentaires « structurelles ».

Par exemple, le temps de travail habituel n'est pas de 35 heures mais de 37 heures. Les sociétés organisées ainsi payent le bonus à leurs salariés de façon récurrente, il est intégré au salaire de base et la mention « heures supplémentaires» n'apparaît pas sur les fiches de paie. D'autres biais existent. Par exemple, cer­tains employeurs ne payent pas les « extras », mais accordent un temps de repos en plus. De nombreuses entreprises ne comptabilisaient donc pas les heures supplémentaires. Mais la nouvelle loi est une aubaine: elle leur permet de toucher des allégements de cotisations et de faire profiter leurs salariés d'une baisse d'impôts. Pourquoi s'en priver? Par conséquent, elles se mettent à compter et à déclarer ces heures pour toucher l'argent public. Les statisticiens de la Dares en sont conscients. Ils savent qu'il faudrait déduire ces déclarations-là pour obtenir un chiffre correct correspondant à l'évolution réelle des heures supplémentaires induite par des subventions de la loi Tepa. Mais ils n'ont pas suffisamment de données pour le faire. Lors d'une réunion à Bercy, ils avertissent le cabinet de Christine Lagarde. Ils soulignent que la progression des heures sup se voit surtout dans les entreprises qui en font déjà de façon récurrente. «Ah, c'est embêtant», répond un conseiller de la ministre ...

[... ] La progression des heures supplémentaires affichée à partir d'avril 2008 est donc surestimée. De combien? Sans doute intégralement. Les données fiables disponibles début 2009 indiquent qu'il n'y a eu aucune hausse effective des heures sup. L'Acoss a compilé les déclara­tions d'heures supplémentaires réellement effectuées, fournies par les comptables des entreprises. Elles montrent qu'en 2008 le nombre moyen par trimestre atteint 181 millions d'heures, contre 182,5 en moyenne en 2007, avant tout effet de la loi. C'est donc un peu moins. Les statisticiens en sont désormais convain­cus : la loi Tepa n'a eu aucun impact sur le volume des heures supplémentaires.

[ ... ] Aucune progression donc, malgré une mise initiale de 4,4 milliards d'euros pour les finances publiques. On n'aura jamais dépensé autant pour un aussi piètre résultat économique.

Cinq cent mille offres d'emplois ne trouveraient pas preneurs? Oh, le beau mensonge!

Laurent Wauquiez, surnommé le « grand chou » par une jour­naliste du Point sensible à son charme très premier de la classe, planche le 25 juin 2008 devant les sénateurs. Depuis trois mois seulement, il est secrétaire d'Etat à l'Emploi, auprès de Chris­tine Lagarde. [ .. .] Il défend le projet de loi « droits et devoirs des demandeurs d'emploi». En fait, le texte réduit les droits et augmente les devoirs. Sa principale disposition consiste en la définition d'une «offre raisonnable d'emploi» et l'énoncé d'une règle simple: deux offres refusées conduiront à la suspension pendant deux mois des indemnités de chômage, contre trois offres refusées jusqu'alors. Pour justifier un tel traitement " de choc, le secrétaire d'Etat pense avoir l'argument défini­tif: « Nous vivons un paradoxe dont nous ne pouvons nous satisfaire, dit-il. D'un côté, 1,9 million de personnes sont au chômage et cherchent un emploi; de l'autre, plusieurs centaines de milliers d'offres d'emploi - vraisemblablement 500000 - ne trouvent pas preneurs. »

Patatras, le « grand chou» est tombé dans le panneau, celui des fameuses «offres d'emploi non pourvues». Depuis quelques années, elles sont devenues le symbole de la réforme «indispen­sable» du marché du travail qui ne serait pas assez «flexible». Ce ne serait pas le marché qui pêcherait par insuffisance d'offres, mais les chômeurs qui auraient pour mauvaise habitude de refuser les postes que les entreprises mettent à leur disposition. Or, les offres non pourvues, c'est le furet du bois joli. Tout le monde les a vues, mais jamais au même endroit. Le chiffre varie: 40000 pour certains, 350000 pour d'autres, « vraisemblable­ment 500 000» pour le ministre de l'Emploi. En fait, ce chiffre ... n'existe pas!

Laurent Wauquiez, pressé par l'opposition sénatoriale, assure tirer ses affirmations de la Dares et de l'ANPE. [ .. .] Au Pôle emploi (né de la fusion de l'ANPE et des Assedic), après deux jours de recherches, on trouve un début de solution: «Nous ne collation­nons pas les "offres non pourvues"; mais les offres "non satisfaites", répond la direction. En 2008, elles étaient 369000 environ.» «Ah bon! Ce sont donc des postes disponibles que les chômeurs ont refusés? » « Euh, non! Les offres non satisfaites sont celles qui n'ont pas trouvé preneur au bout d'un mois. Mais il est aussi tout à fait possible qu'elles aient été retirées par les entreprises parce qu'elles ont renoncé à recruter, changé d'avis sur le profil, ou qu'elles soient satisfaites par un autre canal que le Pôle emploi, par exemple une promotion interne, une embauche par coop­tation, l'intérim, etc. » En fait, les offres « non satisfaites »  sont tout sauf un indicateur du refus de travailler des chômeurs. Si l'on ajoute que l'ANPE n'a plus, depuis longtemps, le monopole des offres d'emploi, on conclut qu'il n'y a aucune statistique fiable disponible, sauf à lancer une étude nationale approfondie.

Mieux encore, une partie des offres non satisfaites serait composée de postes manifestement impossibles à pourvoir par de la main-d'œuvre locale, et destinées en fait à permet­tre l'appel à l'immigration. Un emploi d'architecte parlant tchétchène, par exemple, a peu de chance de trouver preneur au Pôle emploi. Mais puisque l'offre est réputée non satisfaite, l'em­ployeur peut obtenir de la Direction départementale du travail l'autorisation d'embaucher un Tchétchène architecte!

Et ils sont où, les 500000 emplois des services à la personne?

« Les services à la personne vont créer 500 000 emplois en trois ans » claironne Jean- Louis Borloo. Voilà le chiffre choc vendu à la presse pour marquer les esprits. Ou plutôt, une baliverne qui valait son pesant de fausse monnaie. Au départ, cela semble pourtant sérieux. Une demi-douzaine de rapports du Commissariat au plan et du Conseil d'analyse économique se sont succédé sur ce thème depuis 1985. La thèse est invaria­ble : les services à la personne représenteraient un gisement d'emplois colossal. Le vieillissement de la population implique davantage d'aides à domicile, la vive natalité française nécessite des gardes d'enfants, les besoins en cours (de soutien scolaire, d'informatique) à domicile sont sans fin ...

[. .. ]Voilà pour la théorie. La pratique est, on s'en doute, moins enchanteresse. En dépit d'une liste de métiers très large et des moyens mis en œuvre, le secteur est loin d'avoir créé les 500000 emplois promis. Borloo, qui déteste pourtant le mille­feuille administratif, a mis sur pied une Agence nationale des services à la personne (ANSP) , dotée de 25 millions d'euros annuels. Avec cette petite cagnotte, elle doit, entre autres tâches, compter les postes créés. Si l'on s'en tient naïvement à ses statistiques, seuls 235300 emplois nouveaux ont vu le jour en 2006 et 2007. Un échec, ou plutôt un demi-échec ... il aurait pu n'exister aucun emploi!

L’ANSP a fait plancher un institut privé, le Bureau d'infor­mation et de prévisions économiques (Bipe), qui s'est plu à réinventer la science de la statistique. [ ... ] Ils recensent chaque personne ayant travaillé au moins une fois dans l'année. Une fois seulement. Autrement dit : quelques heures égalent un emploi. Il suffisait d'oser! Si l'on calculait ainsi le nombre de salariés en France, il n'y aurait pas de chômage. Pour les servi­ces à la personne, cela fait tout de suite beaucoup de monde, quand on sait qu'une personne sur quatre y travaille moins de 65 heures dans l'année. Si les magiciens des services à la personne avaient retenu le seuil de quelques minutes de travail seulement, la France devenait un pays miraculeux ...

Michèle Debonneuil, conseillère de Jean-Louis Borloo, le reconnaît, d'ailleurs. Dans son rapport « Bilan et perspectives» de septembre 2008, elle indique qu'en équivalent temps plein (ETP), les 235300 créations affichées représentent seulement 75000 emplois.

[. .. ] On n'est pas près de savoir combien d'emplois exis­tent précisément dans les 21 métiers définis par le plan Bor­loo: personne ne s'occupe de le mesurer et personne ne prévoit de s'y mettre.

 

Réformer l'Etat pour faire des économies? Mon œil !

 

La réforme de l'Etat, c'est, en France, « la mère des réformes », comme aurait dit Saddam Hussein. Elle bénéficie en théorie d'un consensus droite-gauche. Le député socialiste Didier Migaud et le sénateur UMP Alain Lambert n'ont-ils pas posé la première pierre en inventant ensemble la nouvelle « constitution bud­gétaire », qui doit permettre de justifier chaque dépense publique « dès le premier euro» ? I.; évangile de la réforme, pour les politiques et les hauts fonctionnaires, intitulé Notre Etat, le « livre vérité sur la fonction publique », n'est-il pas signé par Roger Fauroux et Bernard Spitz, respectivement ancien minis­tre et ancien conseiller de Michel Rocard?

La réforme, donc! Parée de toutes les vertus puisque récla­mée par tous les rapports de la Cour des comptes. Attendue, espérée par quelques journaux patrimoniaux vaguement pou­jadistes. Secrètement poussée par les banquiers et assureurs, qui espèrent récupérer les flux financiers jusqu'ici accaparés par l'Etat à travers les impôts et les emprunts.

Avec Nicolas Sarkozy, pas de rupture. Au contraire. « Je le dis et je le répète, ce ne sont pas les économies qui feront la réforme, c'est la réforme qui permettra les économies », martèle le président en avril 2008, au moment de lancer la Révision générale des politiques publiques, une expression pompeuse supposée faire économiser 7 milliards d'euros à l'Etat à l'ho­rizon 20 Il. C'est beaucoup? Pas tant que cela. L’Etat, avant la crise, dépensait 280 milliards par an. [. .. ]

La « pensée unique » sur le sujet reste dure comme le fer. Elle repose notamment sur les comparaisons internationales. 11 faut dire que les chiffres d'Eurostat ou de l'OCDE sont aisément mani­pulables. I.;Hexagone est, avec la Suède, le champion du monde des dépenses publiques: plus de 53 % du PIE, contre 44 % au Royaume-Uni et 36 % aux États- Unis. A ceci près que la statistique en question intègre chez nous bien des services collectifs, comme la Sécurité sociale obligatoire: retraite, médecins, hôpitaux ... Aux Etats- Unis, la protection sociale est pour l'essentiel privée, elle n'apparaît pas dans le chiffre. Alors que les dépenses de santé y sont plus élevées! Un mauvais débat de chiffres, donc.

Comprimer les dépenses de l'Etat en appelant cela une réforme est ainsi devenu une obligation pour tous les ministres du Budget. Pour de bonnes raisons aussi: ne pas aug­menter les impôts en période de basse conjoncture, ne pas alourdir la dette qui absorbe 44 milliards d'euros par an (qua­siment le montant des crédits alloués à la Défense!), et offrir des services publics performants au meilleur coût pour la collectivité.

Mais, au moment de passer à l'acte, les choses se compliquent sérieusement. Le poste de dépense le plus important est celui du traitement des fonctionnaires. Ils sont 2 millions. Sans doute plus, on ne sait pas très bien, les emplois publics étant très mal répertoriés. Faire des économies, en clair, cela veut dire supprimer des postes.

[ ... ] Depuis 2002, la droite sait qu'elle joue avec le feu sur cette question. Car elle s'est laissé enfermer dans un slogan stupide: ne pas remplacer un départ à la retraite sur deux. Un court-cir­cuit de sa pensée, orchestré par la commission des Finances du Sénat. Mis en œuvre sur la période 2009-2011, ce principe per­mettrait d'économiser environ 892 millions d'euros en moyenne par an, peut-on calculer d'après les rapports parlementaires. Une aubaine? Que nenni. En réalité, cette somme est dérisoire. Car l'Etat consacre toujours de l'argent aux anciens fonctionnaires: il paie leur retraite. La masse des salaires s'élève à 72 milliards d'euros par an. Tout compris (cotisations maladie et retraites versées), on atteint 120 milliards! De quoi relativiser la portée des suppressions de postes.

[ ... ] La droite, au pouvoir depuis 2002, va mettre six ans avant de parvenir à supprimer quasiment un poste sur deux départs à la retraite (44 % en 2009). Et encore, ce n'est qu'illusion. Bien conscient que la fonction publique est une poudrière sociale, Nicolas Sarkozy, arrivant à l'Elysée, décide de diviser les prétentions budgé­taires par deux. Le président de la Répu­blique ne renonce pas au « un sur deux », dogme inébranlable. Mais il divise les gains de moitié: 50 % des économies devront être redistribuées aux agents, décide-t-il, sous forme de primes et d'avancement. C'est sa solution pour apaiser la colère dormante. Autrement dit, le rêve UMP d'un redressement des comptes de l'Etat grâce aux départs en retraite s'évanouit à jamais. Il perdurera sans doute encore dans les discours, mais les lecteurs de ce livre auront été prévenus.

Les contrevérités des privatisations

Quand un ministre de l'Economie veut endormir son audi­toire au moment d'annoncer une privatisation, il prononce ces ritournelles: il s'agit de «donner à la société des moyens de développement pour faire face à la concurrence et aux défis de demain », lui « offrir plus de-réactivité dans la stratégie », « per­mettre son essor international ».

C'est avec ce wording de savants que Dominique de Villepin et Thierry Breton mènent, à toute allure, l'effarante privati­sation des autoroutes françaises. L'un des épisodes les plus balivernesques de l'histoire économique récente. L'appel à candidatures est annoncé mi-juillet 2005. Six mois plus tard seulement, une poignée de géants du BTP prennent possession des péages. L'urgence d'une telle cession n'avait jamais sauté aux yeux, mais qu'à cela ne tienne! Le ministre de l'Economie et son acolyte des Transports, Dominique Perben, vont expliquer au bon peuple que les sociétés d'autoroutes doivent trouver au plus vite des actionnaires privés. Pourquoi? Parce qu'elles sont « dans un environnement concurrentiel », disent-ils dans une interview aux Echos du 18 juillet 2005.

Concurrentiel, vraiment? Les majors des travaux publics se disputent certes les faveurs des gouvernants de tous les pays pour signer de grands contrats, mais quelle est donc la compétition sans merci à l' œuvre entre le tronçon Amiens ­Saint-Quentin et celui reliant Turin à Milan ou Barcelone à Valence?

Ne reculant devant rien, et surtout pas devant la crédulité de ses auditeurs, Thierry Breton invoque aussi une révo­lution technologique que seules des entreprises privées pourraient, selon lui, financer. Là encore, il faut le lire pour y croire: « Les perspectives ouvertes dans les prochaines années autour de la "voiture intelligente" impliqueront la recherche de pointe et de développement avec les indus­triels de l'automobile pour équiper nos autoroutes de moyens de "dialogue" avec les ordinateurs de bord de nos futures voitures. Tout cela implique que les sociétés d'autoroutes restent à la pointe du progrès et disposent d'une structure de capital leur permettant d'avoir accès aux marchés financiers pour financer leur dévelop­pement. » Faut-il préciser que, quatre ans plus tard, les automo­bilistes attendent toujours avec impatience ces éblouissantes nouveautés?

Les géants du BTP et leurs actionnaires, eux, savaient dès l'origine qu'ils allaient pouvoir empocher des millions d'euros sans trop se fatiguer. Ils le savaient d'autant mieux qu'ils avaient déjà un pied dans les sociétés d'autoroutes, comme Vinci, actionnaire des Autoroutes du sud de la France (ASF). Les comptes de ces entreprises publiques n'ont aucun secret pour eux. Depuis 2002, ces dernières font des bénéfices. Normal, les 8300 km d'autoroutes tricolores sont pour beaucoup amortis et les péages restent en vigueur - cherchez l'erreur !

[ ... ] Les péages des autoroutes sont une rente. Et pour cause: elles forment un monopole dit « naturel », comme on l'apprend dans les livres d'économie. C'est le cas de toutes les infrastructu­res en réseau (téléphonie, eau potable, électricité ...). D'un point de vue économique et républicain, il est préférable qu'une seule structure s'en occupe et qu'il s'agisse de l'État.

On était très, très loin de cette réflexion en juillet 2005. Le transfert d'une rente ne se refusant pas, les candidats se pré­cipitent. Ils seront une vingtaine. [. .. ] Il ne fallait surtout pas hésiter, le prix était bradé. Le gouvernement annonce qu'il compte retirer environ 12 milliards d'euros de l'opération. Fait grave, il le déclare avant même d'avoir reçu les candidatures. Autant dire qu'il tue dans l'œuf toute enchère. N'importe quel commercial qui agirait ainsi dans une entreprise nor­male serait viré ou muté.

[... ] François Bayrou aura ainsi beau jeu de dénoncer la braderie des bijoux de famille. Il estime que Bercy renonce à 40 milliards d'euros de dividendes sur la période allant jusqu'à 2032, échéance de la dernière concession. [. .. ] Le doute a saisi les parlementaires, mais ceux-ci n'ont rien pu faire, puisque la privatisation a eu lieu sans consul­tation du pouvoir législatif! Dès le départ, l'affaire res­semblait davantage à un cadeau réservé à une poignée d'entreprises du BTP qu'à une mesure de saine gestion des deniers publics.

[... ] Selon le rapport 2009 de la Cour des comptes, la cession des sociétés concessionnaires des autoroutes aurait dû rapporter 24 milliards d'euros. Le gouverne­ment a donc fait cadeau de 9,5 milliards d'euros à une poignée de multinationales.

"les Bobards économiques, d'Hervé Nathan et Nicolas Prissette, Hachette littératures, 224 p., 15,90 €.

""les intertitres sont de la rédaction