Eloge funéraire de Claude-Marie GUILLOUX, visiteur des Lazariste

 

Document publié en 1925 dans les annales de la Congrégation de la Mission, sous le titre: "Compte rendu des Conférences faites à Kashing sur les vertus de M. Guilloux, visiteur de la Province méridionale de Chine."

Le 25 décembre 1924, vers une heure du matin, s'éteignait, dans la maison provinciale de Kashing, M. Claude-Marie Guilloux, visiteur de la province méridionale de Chine et directeur des Filles de la Charité en Chine.

Celui qui aimait tant Jésus-Enfant et Jésus-Hostie fut appelé par les anges de Noël à se rendre, non pas à la crèche de Bethléem, où sa dévotion le poussait, mais au ciel, même, pendant la communion de la messe de minuit. Il venait de terminer sa retraite annuelle, le 8 décembre, qui avait été, comme il l'a dit, "sa préparation à la mort".

Vers le mois de juillet, une crise de cœur avait failli l'emporter. Elle avait été comme l'avertissement de la prochaine séparation. Aussitôt remis, M. Guilloux reprit son travail avec l'énergie qui le caractérisait. "Il faut que j'emploie bien le peu de temps qui me reste", disait-il. Et, en effet, il l'employa si bien qu'il succomba en travaillant. La veille de sa mort avait été une journée très occupée. Beaucoup de ses correspondants ont reçu après sa mort des lettres datées de ce jour, dans lesquelles il parlait surtout de sa mort prochaine. A un Vicaire apostolique, il disait: "Donnez-moi votre bénédiction, Monseigneur, car je crois que ce sera la dernière." Aussi, quelques instants avant de mourir, il avouait "qu'il avait trop travaillé aujourd'hui". En lui s'est donc réalisée la maxime de saint- Vincent: "La mort qui nous surprend les armes à la main, pour le service de Dieu, est la plus glorieuse et la plus désirable", et cette autre: "Bienheureux ceux qui consomment leur vie pour le service de Dieu."

Pour avoir une idée des vertus qui ont fait l'admiration de ceux qui l'ont connu, on pourrait les classer sous trois titres:

L'HOMME DE DEVOIR. - LE PRÊTRE DE LA MISSION. LE VISlTEUR.

I - L'homme de devoir. --N'est-ce pas celui qui, le devoir une fois connu, le veut de toute l'énergie de son âme, et s'applique à le remplir avec la perfection dont il est capable, malgré les réclamations de la nature, malgré les obstacles qui se rencontrent? Cette caractéristique semble se rencontrer dans les diverses conditions où s'est trouvé notre regretté Visiteur.

Jeune homme, il aimait l'étude et s'y appliquait avec ardeur. Il a raconté lui-même qu'à l'époque de la préparation da baccalauréat dans le désir de réussir, il prenait le matin sur son sommeil un temps pour étudier dès l'aurore. Mais craignant d'être vaincu par le sommeil, il usait alors d'un stratagème. Tenant son livre d'une main, il prenait de l'autre un soulier pour que celui-ci venant à tomber, le bruit le réveillât.

Arrivé à Paris avec le désir de travailler à sa perfection, il avoua que quelques exemples moins parfaits l'avaient un peu étonné, mais sans le faire dévier de la ligne qu'il s'était tracée. Au séminaire interne, à cause du changement de directeur, il se trouva dans des condition assez difficiles; les uns, par affection, manifestant leurs préférences pour l'ancien directeur, les autres pour le nouveau. Lui fut toujours, comme il le disait, pour "l'autorité", et il s'y tint, malgré bien des petites misères qu'il eut à subir à cause de cela.

Pendant son séjour à Paris, il avait donné à ses supérieurs de tels exemples de vertu et de régularité, qu'après sa prêtrise, il fut nommé sous-directeur du séminaire interne. Il n'y resta que quelques mois, après lesquels il fut envoyé au grand séminaire de Saint-Flour, où manquait an professeur.

Il y enseigna la philosophie pendant deux ans, après lesquels, un jeune confrère arrivant comme directeur avec une réputation de savant, - il était bachelier en théologie, - M. Guilloux pria M. le Supérieur de donner la classe de théologie dogmatique au nouvel arrivant, disant qu'il la ferait beaucoup mieux que lui et que, pour lui, il garderait bien volontiers la philosophie. Son désir n'étant pas exaucé, il fit, par obéissance, le cours de théologie dogmatique.

Elevé par les Sulpiciens, il avait grandement apprécié leur œuvre des grands séminaires, et, entrant à Saint-Lazare, ses goûts et ses aspirations le portaient à se dévouer à la formation des jeunes clercs. Jusqu'alors ses désirs avaient été réalisés et il s'était donné de tout cœur à cette sublime mission, Mais, ayant été désigné pour la Chine au moment où il n'y pensait plus, il se montra aussitôt l'homme du devoir et de l'obéissance, il partit dans la disposition de continuer à "ne rien demander ni rien refuser"

Il eut pour compagnons de voyage deux confrères: MM. Festa et Watson. Comme celui-ci était anglais, ce fut pour M. Guilloux, toujours avide de ne pas perdre son temps, une occasion de se perfectionner en anglais. Il y acquit, en effet, par la suite, une perfection qui lui fut très utile dans les diverses conditions où il se trouva et qui lui valut souvent les éloges des gens de langue anglaise.

Arrivé à Pékin, il se mit avec la même ardeur à l'étude du chinois. Le savoir parfaitement, ce fut son but, et il en prit les moyens. Il a raconté souvent, pour l'utilité des nouveaux venus, qu'il avait exigé de son maître chinois qu'il ne se contentât pas d'un à peu près pour la prononciation, mais qu'il le reprît autant de fois qu'il serait nécessaire pour que cette prononciation fût parfaite. Non seulement il apprit par cœur le catéchisme chinois, mais aussi beaucoup de passages des "Quatre Livres".

Un Jour même, il voulut, à la façon des élèves chinois, réciter par cœur à son maître un des Quatre Livres. La récitation fut faite sans accroc et il s'attendait à des éloges. Mais le maître, qui l'avait écouté tranquillement jusqu'au bout, lui dit: "On n'appelle pas cela savoir." "C'est que, dit-il, dans la préoccupation de bien diviser les membres de phrases et de bien prononcer, je n'avais pas eu la volubilité que mettent dans leurs récitations les jeunes élèves."

Envoyé d'abord en mission, M. Guilloux fut placé ensuite à Tien-tsin pour enseigner les éléments aux enfants européens de la Concession. Là encore il mit son plaisir en son devoir et accomplit cette tâche jusqu'à l'arrivée des Frères Maristes qui prirent la direction du collège.

Durant l'espace de cInq ans, 1889-1894, M. Guilloux fut chargé de divers postes de missions, puis rappelé à Tien-tsin pour y occuper le poste important de procureur et de directeur de district qu'il garda, jusqu'à la fin de 1900. Partout et toujours il se montra vraiment tout à tous; dévoué et déférent, il s'acquit l'estime de tous et autant qu'il le put, chercha à procurer la gloire de Dieu par une vigoureuse impulsion donnée à la propagation de la foi, l'amélioration des chrétiens et la beauté du culte. Mais qui dira les peines qu'il se donna pendant le siège des Boxeurs pour protéger les chrétiens réfugiés et assurer à tous les secours dont ils avaient besoin?

Ce ne fut qu'après cette persécution, c'est-à-dire après l'avoir perfectionné par l'expérience des besoins des missions et par beaucoup de tribulations, que le bon Dieu lui donna, par la voix de Mgr Favier, ce qui semblait avoir toujours été sa vocation: la double direction du grand et du petit Séminaire, de Pékin, avec la qualité de Vicaire général et l'office de directeur des Joséphines.

Malgré ces nombreuses et importantes occupations, M. Guilloux trouva le temps de composer un Compendium, substantiel et clair, des cérémonies de la messe, et aussi de rassembler des notes pour un Commentaire des Facultés du Vicariat de Pékin.

Au séminaire de Pékin, M. Guilloux se sentit dans son élément et donna aux études et à la piété une vive impulsion. Aimant ses élèves, il en était aimé, et, soit dit à la louange du directeur et de l'ancien élève, l'un d'eux lui écrivait quelques jours avant sa mort "que, depuis sa première messe, il n'avait passé aucun jour sans prononcer son nom au Memento"

Quand M. le Supérieur général le nomma, en 1905, procureur de Shanghaï et en même temps Visiteur des Lazaristes et directeur des Filles de la Charité, M. Guilloux éprouva une grande peine, C'était en effet l'obligation de rompre avec tout un passé pour se former a une nouvelle vie, un nouveau climat, une nouvelle langue, etc.

Selon sa coutume, il se mit vaillamment à sa tâche sans s'attarder à des regrets inutiles. Mais si l'utilité de la vie est basée sur le sacrifice, il n'est pas étonnant que, pendant toute cette période si importante de sa vie, M. Guilloux ait fait tant de bien.

Procureur, il n'aimait pas les comptes ni les questions matérielles, mais nous savons qu'il sut s'en occuper avec fruit. C'est lui qui transporta de la Concession, où elle se trouvait à l'étroit, la Procure de Shanghaï sur un terrain plus éloigné, mais plus tranquille, Et quand, par une décision des Supérieurs, cet office de procureur fut séparé de la charge de Visiteur, on ne le vit jamais s'enquérir des affaires de la procure. Quand on lui en parlait, il n'attachait aucune importance à ce qu'on lui disait. "On dirait que la chose ne vous touche pas", lui disait-on. "Si la chose m'intéresse, mais ce n'est plus mon devoir:"

II. Prêtre de la Mission. - "C'est une belle figure sacerdotale qui disparaît", a-t-on dit à la mort de M. Guilloux. En effet, il fut vraiment prêtre et partout se montra un modèle de prêtre et un vrai fils de saint Vincent. Inspice et fac secundum exemplar. Ce mot de la sainte Ecriture, M. Guilloux l'avait fait sien et s'est toujours efforcé de le réaliser. L'exemplaire à n'en pas douter, c'est le Christ, mais spécialement le Christ tel que nos Règles nous le représentent: prêtre, missionnaire et formateur de prêtres, celui dont par vocation nous continuons ta Mission, celui, par conséquent, dont nous devons reproduire, non seulement les actions, mais aussi les vertus. Sacerdos alter Christus, M. Guilloux le fut par le don total de sa vie aux œuvres de sa vocation, surtout à l'œuvre de la formation du clergé, à laquelle Dieu l'avait prédestiné. Il s'appliquait à calquer les vertus les plus sacerdotales de Jésus, si l'on peut ainsi dire, afin de mieux former ces vertus dans ses clercs, et c'est ainsi qu'il fut réellement un modèle merveilleux et un stimulant.

Parmi ces vertus on remarquait d'abord sa grande piété. Que M. Guilloux se soit fait un devoir de faire, comme notre Règle le demande, ses exercices spirituels avec un très grand soin et de les faire passer avant tout le reste, cela ne fait aucun doute pour personne. Il suffit de voir la régularité qu'il a toujours mise à se trouver aux exercices de la Communauté, celle qu'il mettait à faire, à heure déterminée, plusieurs fois dans la journée, des visites au Saint-Sacrement; et ceux qui, le matin, se, rendaient chez lui, le trouvaient invariablement agenouillé à son prie-Dieu pour la lecture du Nouveau Testament, ou occupé à faire sa lecture spirituelle avant de commencer ses travaux. Pietas ad omnia ulilis est, M. Guilloux en paraissait pleinement et pratiquement convaincu; eLle l'est surtout lorsqu'il s'agit de devenir forma gregis, l'exemplaire des futurs ministres de Dieu, de ceux qui seront les religieux de Dieu. Cette piété se manifestait principalement à la célébration de la sainte Messe. Il y était comme un ange de Dieu, absorbé par sa fonction. Quelle dignité, quel recueillement, quelle application! "C'était, a dit un étudiant, une faveur divine de pouvoir servir une messe si saintement célébrée." Mais cette piété n'avait rien d'exagéré, elle était, au contraire, bien réglée; ainsi, après avoir dit sa messe sans précipitation, mais aussi sans lenteur, on le voyait, en commençant son action de grâces, tirer sa montre, puis se livrer pieusement à cette sainte action qu'il terminait à heure fixe.

Le bréviaire, comme il le disait dévotement! Ce ne fut que depuis sa dernière maladie qu'il s'exempta de l'office en commun, parce que cette récitation à haute voix lui était devenue impossible. Il le disait cependant habituellement à la chapelle, souvent à genoux, mais toujours dans une attitude si respectueuse qu'elle impressionnait. A l'exemple il joignit souvent les recommandations, insistant sur le recueillement, la gravité, la prononciation correcte de chaque mot, la pose requise, en un mot, sur toutes les marques d'une vraie piété dans l'accomplissement du devoir de la prière publique.

A l'exemple de saint Vincent, il avait une grande dévotion à la sainte Vierge. Tous les jours il faisait une visite spéciale à son autel, récitait en son honneur, chaque jour, plusieurs chapelets, et cela avec beaucoup de piété, car on l'a entendu dire dans sa dernière maladie: "Je ne parviens plus à réciter mon chapelet sans distraction tellement je me sens mal." Aussi ne pouvait-il supporter qu'on le récitât d'un air distrait en se promenant dans le jardin.

Bien édifiante aussi fut sa dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. C'était à lui qu'il s'adressait dans ses difficultés; c'était devant cet autel qu'il faisait ses méditations de retraite. Fidèle à faire le mois du Sacré-Cœur, il disposait lui-même quelques petits livres pour faciliter ce pieux exercice aux jeunes gens.

Il fut de même, fidèle, chaque vendredi à faire l'exercice du Chemin de la Croix, s'astreignant jusqu'à la fin de sa vie, malgré l'oppression qu'il en ressentait et la difficulté de se relever, à s'agenouiller et à baiser la terre, à chaque station, comme le plus fervent séminariste.

Zelus domus tuœ comedit me. Comme saint Vincent, héritier de son esprit, M. Guilloux était vraiment dévoré du zèle de la maison de Dieu, toujours il en aima et procura, autant qu'il le prit, la beauté. C'est lui qui fit construire au séminaire de Kashing cette chapelle si recueillie qui impressionne favorablement tous ceux qui y entrent pour la première fois, le bon Dieu ayant mis à sa disposition un architecte qui sut interpréter sa piété. Il l'orna des statues chères à tous les enfants de saint Vincent, et il les voulut belles "pour qu'elles inspirassent la dévotion". En cela, il se rencontrait avec la donatrice de la statue de la Vierge Immaculée. N'ayant pas pu réaliser son dessein de son vivant, à son lit de mort elle en recommandait l'achat en disant: "Surtout, qu'elle soit belle." Il y ajouta une statue de saint François de Sales, afin qu'ayant sous les yeux, en saint Vincent, le modèle de l'humilité et de la charité, nous ayons aussi le modèle de la douceur en même temps que le modèle de l'étudiant, ce qu'il nous rappela le jour de la bénédiction de cette statue et plusieurs fois depuis en commentant la parole écrite sur le livre que tient le saint docteur: "Je me soucierais peu d'être savant, si je ne devenais un saint."

Il a aimé la beauté du culte et s'appliquera toujours à accomplir lui-même et à exiger des autres qu'ils accomplissent avec perfection les cérémonies. Nos fêtes religieuses lui étaient très chères. Obligé souvent de s'absenter, il faisait tout son possible pour revenir à Kashing afin d'y participer, et, quand il ne le pouvait pas, une lettre venait nous dire son regret et aussi son union avec nous. Habitué de bonne heure aux cérémonies de l'Eglise (il avait été cérémoniaire à Saint-Lazare), il ne négligeait pas de se tenir au courant des prescriptions de la liturgie. Il relisait les cérémonies pour les fêtes spéciales, préparait chaque fois ce qu'il avait à chanter ou à lire; et quand il était au chœur, il s'astreignait à en observer scrupuleusement les moindres mouvements. L'âge l'ayant un jour empêché de s'y conformer aussi rapidement que le son des signaux l'indiquait, il en demanda publiquement pardon en récréation. On comprend dès lors que, malgré ses occupations nombreuses, il ne voulût jamais se permettre de dire son bréviaire pendant les chants liturgiques. "Faisons bien les affaires du bon Dieu, disait-il, comme saint Vincent, et il fera les nôtres."

Avec quel zèle il faisait les instructions lors des ordinations, avec quelle conviction il parlait de l'importance des ordres mineurs, du soin que les ordinands devaient prendre à s'exercer aux vertus propres de leur ordre! Il s'était réservé le soin de former les futurs prêtres aux cérémonies de la messe. Quelques mois avant sa mort, il s'était encore donné cette consolation, mais la maladie ne lui permit pas, cette fois, d'achever son œuvre.

De là on peut conclure quel était son esprit de foi. En cela aussi il était un digne disciple de notre saint Fondateur. Comme lui, il avait le recueillement habituel; comme lui, il aimait à se poser cette question "Que ferait Notre Seigneur?" Et c'est sans doute d'après les données fournies par cette prise de contact avec le surnaturel qu'il accomplissait sa charge. L'esprit de foi pénétrait son âme et transpirait d'elle, accomplissant ainsi ce qu'on dit du bon prêtre: "Il donne de son trop-plein."

La pauvreté de M. Guilloux n'était pas moins admirable. Tout en recommandant la décence qui convient à un ecclésiastique, chose à laquelle il tenait pour lui et pour 1es autres, il pratiquait la pauvreté de saint Vincent, "Ni trou, ni tache", mais des vêtements pauvres verdis, même par le temps. Il avait le talent de les "faire durer" longtemps, et, sans doute pour inspirer l'esprit de pauvreté, il lui arrivait quelquefois de rappeler l'origine de tel vêtement; il remontait souvent à une date éloignée. Combien de fois s'éleva-t-il contre la mondanité dans l'habillement! Il aimait à citer les paroles de saint Vincent nous inculquant la pauvreté. Oh! comme cela lui sortait du cœur, avec quelle conviction il nous citait des traits qu'il avait eus sous les yeux!

Cet amour de la pauvreté venait chez lui du désir d'imiter Notre Seigneur, de l'amour de sa vocation, de son esprit de simplicité, mais aussi de sa charité. S'il refusait longtemps de faire une dépense, c'était parce qu'il savait que la charité et le zèle des missionnaires sont souvent mis à l'épreuve, faute de ressources, et lui, qui était si content de donner pour les œuvres, voulait économiser pour donner davantage. Il a lui-même raconté, à ce sujet, un trait qui le peint bien. Dans un de ses voyages, il avait une fois entre les mains une géographie de la Chine, qui plut beaucoup à un voyageur. Celui-ci lui demanda de 1a lui prêter, promettant de la rendre. Plus tard, ne voyant pas revenir ce livre, M. Guilloux le lui redemanda, disant que, s'il avait été dans la pauvreté‚ il le lui aurait volontiers donné, mais que, le sachant dans l'aisance, sa conscience ne lui permettait pas de prendre, pour lui faire plaisir, sur l'argent qu'il devait aux bonnes œuvres. Ce monsieur comprit et, avec une bonne lettre de remerciements, lui envoya, au lieu du livre déjà détérioré, beaucoup plus qu'il ne fallait pour en acheter un autre.

Pauvre, il 1'était dans ses voyages, dépensant le moins possible, ne craignant pas pour cela de s'imposer des fatigues. C'est ainsi qu'il se mêlait, lorsqu'il voyageait seul aux pauvres Chinois, et on le vit même, souvent exténué de fatigue par une assez forte chaleur, rentrer à pied au séminaire‚ alors qu'il aurait pu prendre une petite voiture. Il ne le fit que quand ses forces le trahirent.

Pauvre il l'était dans son ameublement. Sa chambre était d'une grande simplicité‚ et rappelait celle de saint Vincent, mais dans cette simplicité régnait un ordre parfait, qu'il assurait toujours lui-même. La moustiquaire au lit, d'un usage courant dans ce pays, lui semblait un luxe pour lui et il ne sien servait pas. Il avait un simple fauteuil pour ceux qui venaient lui parler, mais il passait ses journées au bureau sur une pauvre chaise. Par amour pour la pauvreté, il n'accepta un poêle dans sa chambre que lorsque sa santé le réclama impérieusement.

La pauvreté n'est vraie en nous que quand elle nous donne l'occasion de souffrir quelque incommodité‚ de nous mortifier. Nous avons vu qu'elle fut souvent pour M. Guilloux un moyen de pratiquer la mortification. Cette vertu de mortification, il la pratiqua en tout; on peut dire que, selon le conseil de saint Paul, "Il porta dans tout son corps la mortification de Jésus-Christ". Ses yeux étaient mortifiés par une remarquable modestie. Ce fut peut-être en récompense de cette grande modestie que les yeux de M. le Visiteur n'eurent pas besoin d'être clos par des mains filiales. Il aimait à fermer à moitié les yeux lorsqu'on lui parlait des choses de l'âme; sans doute regardait-il Jésus pour savoir ce qu'il avait à dire ou à faire en cette circonstance; il ne les levait que pour faire passer sa conviction dans l'âme de son interlocuteur.

Sa langue était mortifiée dans les conversations, où il s'étudiait à être aimable, discret, charitable.

Tout son corps était mortifié par l'assujettissement à la vie régulière dont il était un modèle parfait, par un maintien et une démarche qui réellement n'avaient "rien que de grave, de modéré et de religieux". Quel empire il avait acquis sur son corps, qui lui était un bon serviteur!

III. Le Visiteur. - Il est permis de conclure que toutes les vertus sacerdotales qui ont brillé en M. Guilloux ont fait de lui un Supérieur et un Visiteur modèle, aimé de Dieu et des hommes, et que Dieu a béni dans toutes ses œuvres. Cependant l'exercice de ces hautes fonctions lui a donné l'occasion d'en pratiquer d'autres encore.

Elevé en dignité, il sut toujours rester humble, modeste et simple. Alors que tous avaient une très grande confiance en lui. qu'ils reconnaissaient et louaient sa prudence, sa discrétion, son esprit surnaturel, son intelligence des affaires et des âmes. il était le seul à se reconnaître incapable et au-dessous de sa tâche. Nous savons que plusieurs fois il représenta cette incapacité prétendue à ses Supérieurs et que son désir eût été "d'aller finir ses jours dans la plus petite paroisse du vicariat de Pékin".

Humble et simple, il eut toujours en horreur la singularité et les exceptions. Aussi c'est peut-être par sa régularité qu'il brilla le plus. C'était la règle vivante. Il faisait tout parfaitement, il avait ainsi le droit de l'exiger d'autrui, plus d'exemple que de parole. Il ne négligeait point les détails. Quels ne furent pas ses efforts pour obtenir de tous une exactitude de prononciation et d'accentuation du latin "à la romaine"! Il a raconté lui-même que, pour s'y habituer et donner à la maison de Kashing le bon exemple en cela, il s'appliqua, pendant tout le cours d'une visite qu'il fit au Kiang-Si, à réciter le bréviaire a mi-voix selon la réforme demandée. Pour obtenir un meilleur résultat, il composa un petit ouvrage sur ce sujet et le distribua à tous.

D'une grande simplicité‚ il se mêlait volontiers aux jeunes gens. Il les visitait souvent en récréation, savait plaisanter et raconter des histoires des missions. Les visites qu'ils lui faisaient aux grandes fêtes étaient pour lui une occasion bien inconsciente de révéler son aimable simplicité. Il est probable que Dieu lui donna cette vertu à un tel degré à cause de sa grande dévotion à Jésus-Enfant et à Jésus-Hostie. Il faisait part de son admiration pour la "Petite voix d'enfance" qu'il avait goûtée durant sa dernière maladie.

Dans l'administration de sa province, M. Guilloux sut unir heureusement le fortiter et suaviter de toute bonne conduite. Homme de devoir et de principes, il était droit et inflexible quant aux principes et à la fin, mais cette fermeté était tempérée par une grande douceur dans les moyens, par une grande délicatesse envers les personnes et une grande discrétion qui lui faisait demander d'un chacun ce qu'il pouvait donner.

Enfin la bonté, une bonté qui allait toujours en se perfectionnant; c'est ainsi que le constatait un confrère, qui lui disait naïvement: "Monsieur le Visiteur vous êtes comme le bon vin qui s'améliore à mesure qu'il vieillit." De cette bonté, tous ceux qui l'ont approché ont éprouvé les effets, mais les étudiants de Kashing surtout en ont été les heureux bénéficiaires. Il se montra pour eux un véritable père, aimant, comme on l'a dit, à se trouver avec eux, leur faisant part des événements qu'il pouvait leur communiquer et qu'il savait devoir leur faire plaisir, leur annonçant son départ, et, à son retour, leur annonçant ce qui pouvait les intéresser. Les corrections qu'il avait à faire étaient aussi fermes que douces, et on sentait plus l'excuse que l'accusation. Les encouragements qu'il savait donner à l'occasion étaient pleins de tendresse paternelle, la compassion qu'il manifestait était si profonde qu'elle remplaçait les meilleures raisons. Avec tous il était d'une grande affabilité, mais il avait un art tout spécial pour la manifester envers les hôtes de fa maison de Kashing, étrangers ou confrères.

La plus belle preuve des qualités de notre vénéré Visiteur, ce sont les témoignages de respectueuse affection et de filiale reconnaissance venus de toutes les maisons de la Province et la douleur qu'a causée à tous la nouvelle de sa mort. Bien certainement nous faisons tous nôtre cette parole d'un confrère: "Voilà comment je voudrais avoir vécu ma vie de prêtre et de missionnaire."