CHAPITRE V.
LONGUE MALADIE DE NOTRE MÈRE.
VERTUS ADMIRABLES QU'ELLE PRATIQUE DANS CET ÉTAT.
SA MORT.
REGRETS ET CONSOLATIONS.
1880-1883
Le coup porté par la mort de notre père avait : été doublement terrible pour notre pauvre mère : quel vide autour d'elle après 44 ans d'union ! Mais, comme nous l'avons vu, ce qui l'accabla le plus, ce fut l'inquiétude qu'elle eut d'abord au sujet de son salut éternel : aucune des nombreuses épreuves de sa vie n'a été comparable à celle-là. Sa santé, déjà excessivement débile, en fut profondément ébranlée. Cependant, en cette occasion comme toujours, elle sut se jeter entre les bras de la divine Providence.
A l'approche de la
fête de saint Vincent de Paul, qui se célèbre le 19 juillet, elle songea à recourir à ce consolateur de
tous les affligés pour obtenir, par son intercession, un peu de soulagement à
sa douleur
: elle semblait avoir droit à quelques faveurs de la part de ce saint fondateur pour
lequel elle
avait dû faire de si grands sacrifices. Nous allons voir comment saint Vincent
répondit à son attente et exauça ses prières; mais il faut, pour cela, savoir
considérer les choses avec les yeux de la foi.
Malgré son extrême
faiblesse, elle voulut aller à la sainte messe ce jour-là et elle devait
probablement y faire la sainte communion. Mais elle tomba malade durant le
saint sacrifice. Voici comment Mme Desroches raconte ce qui se passa : « Elle
fut obligée de sortir de l'église, dit-elle, et se traîna péniblement jusque
chez nous. De suite nous l'avons aidée à se coucher et nous nous sommes
empressés de lui prodiguer tous les soins qui étaient en notre pouvoir. Dès
qu'elle se sentit un peu mieux, elle pensa que sa famille serait inquiète si
elle ne la voyait pas rentrer à l'heure accoutumée, et elle se décida à partir.
Nous lui offrîmes de la faire conduire chez elle en voiture, nous fîmes pour
cela toute sorte d'instances ; il fut impossible de le lui faire accepter :
elle disait que, si ses enfants la voyaient revenir en voiture, ils la
croiraient trop malade et en seraient trop affligés. Elle voulut donc encore
parcourir à pied ce mauvais chemin; mais ce fut pour la dernière fois. »
Depuis ce jour, en
effet, jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant près de trois ans, elle a été
presque constamment clouée sur un lit de douleur. Est-il étonnant que saint
Vincent ait fait on pareil cadeau à notre mère pour sa fête ? Ceux qui
connaissent l'esprit et la doctrine de ce grand saint, ne s'en étonneront
nullement. Pourquoi? Parce que, d'après lui, les maladies sont les meilleures
bénédictions, que Dieu puisse accorder aux âmes lorsqu’il veut les élever à une
haute perfection. Quant a lui, c'est par la souffrance; aussi bien que par tant
d'oeuvres charitables qu'il est arrivé à une sainteté si éminente. Il y eut
même, paraît-il, beaucoup de ressemblance entre les douleurs de notre mère et
lés siennes.
Voyez cette pauvre
femme étendue sur sa couche : ce n'est plus qu'un squelette vivant. Obligée, à
cause de ses battements de coeur, de demeurer près de trois ans étendue sur le
même côté, elle souffre horriblement d'une telle contrainte, et toute cette
partie de son corps n'est qu'une immense plaie; le moindre mouvement lui cause
une douleur atroce. Inutile de parler d'autres infirmités plus secrètes qui la
torturent assez fréquemment Enfin ses jambes sont enflées depuis longtemps et
l'enflure menace à chaque instant d'envahir le reste du corps. Ajoutons à cela
de si longues nuits sans sommeil et la continuité de toutes ces souffrances, et
nous aurons une idée très imparfaite du martyre enduré par cette pauvre mère. A
certaines époques, elle pouvait se lever pendant quelques heures ; mais le plus souvent
elle n'avait pas même ce petit soulagement.
Quelques jours de
maladie font bientôt perdre la patience aux personnes les plus douces et les
plus pieuses; quant à notre mère, ce martyre de trois années ne changea rien à
sa gaieté ni à sa douceur ni à sa piété ; au: contraire, elle; faisait chaque
jour de nouveaux progrès dans ces aimables- vertus. « Un jour, dit sœur
Marie-Ange, la volonté divine l'étendit sur un lit de douleur comme sur une
croix, et l'y laissa clouée pendant de longues années. Jamais peut-être cette
femme forte ne fut plus admirable : sa patience et sa soumission au bon vouloir
dé Dieu ne se démentirent jamais. » Madeleine dit à son tour : « Pendant les
longues années qu'elle a passées, sur le lit ou l'avait douée la douleur,
jamais une parole de plainte ou d'impatience n’est venue effleurer ses lèvres
sans cesse ouvertes pour bénir la Providence. »— « Je lui demandais souvent,
dit notre sœur Marie-Claudine, si elle n'était pas ennuyée de demeurer si longtemps
sans pouvoir se lever; elle me répondait toujours : — « C'est le bon Dieu qui
le veut, je dois le vouloir aussi. »
Où puisait-elle donc
tant de courage, cette pauvre femme qui n'avait aucune force physique ? Dans sa
foi vive, dans la contemplation du crucifix, dans les lectures pieuses, dans la
méditation, dans la prière, dans la fréquentation des sacrements.
Elle vient de nous l'apprendre, sa foi lui faisait accepter la maladie
comme venant de la main paternelle de Dieu, et elle était toujours disposée à dire comme le saint homme Job: « Que le nom
du Seigneur soit béni ! » Entourée de saintes images suspendues aux rideaux de
son lit, elle contemplait Marie souffrant avec son divin Fils, et elle
s'unissait à son martyre; elle contemplait le cœur sacre de Jésus brisé de
douleurs à cause de nos péchés, et elle était heureuse de se voir également
broyée par la souffrance pour son amour. A la vue du crucifix, elle oubliait
ses propres tourments pour ne songer qu'à ceux de son divin Rédempteur. Voici
ce que raconte sœur Marie-Ange à ce sujet:
« Un vendredi du dernier carême qu'elle passa
en ce monde, dit-elle, j'allai la voir : je la trouvai bien mal. Lorsque nous
fumes seules, elle me dit: — « La nuit, j'ai essayé de faire mon chemin de la
croix avec mon petit crucifix, je n'ai pu l'achever : la pensée des souffrances
de N. S. me fit tellement souffrir, que je me mourais; je fus obligée de
m'arrêter. Oh! disait-elle, combien les péchés de ma pauvre vie lui ont causé
de peine! Que je voudrais l'aimer ! » — « Un jour, ajoute la même sœur, je la
vis pleurer à chaudes larmes de douleur d'être sans amour de Dieu. Ne sachant
comment allumer en elle le feu divin qui la consumait à son insu, elle désirait
qu'on lui apprît à méditer. O humilité ! Dieu lui était toujours présent avec
ses perfections infinies, elle l'aimait de toutes les forces de son être ; mais
l'Esprit-Saint avait mis le comble à ses dons en la
laissant s'ignorer elle-même : jamais, à ses yeux, personne ne fut plus
misérable qu'elle.»
Il n'y a que les saints
qui se croient si sincèrement méprisables; il n'y a que les saints surtout qui
redoutent et détestent les louanges comme notre mère les redoutait et les
détestait. Ceux qui venaient la visiter ne pouvaient s'empêcher d'admirer une
vertu si inébranlable, et souvent, comme instinctivement, on lui disait : «
Mère Guilloux, vous êtes une sainte». A ces mots, cette femme si patiente se
montrait comme irritée et se mettait à pleurer amèrement. Elle a déclaré
plusieurs fois que de telles expressions la faisaient beaucoup souffrir. « Un
jour, dit une dame, l'ayant trouvée sur son lit, occupée à faire une lecture
pieuse, je lui dis en l'abordant : — « Ma pauvre mère Guilloux, vous êtes donc
là comme une sainte ï » — De suite elle se met à pleurer, me demandant pourquoi
je lui parle ainsi, et ajoutant qu'elle est bien loin d'être une sainte, que
jamais elle n'a rien fait pour gagner le ciel, qu'elle ne mérite pas même que
le bon Dieu lui fasse miséricorde. Comment ne pas être profondément touchée à
la vue de tant d'humilité?»
Quoique toujours affable
et reconnaissante à l’égard des
nombreuses personnes qui venaient la visiter, elle aimait à être seule pour
prier, méditer, en un mot pour s'occuper uniquement du bon Dieu. On voyait
qu'elle avait sans cesse la prière sur les lèvres et encore plus dans le cœur.
Elle ne quittait à peu près jamais son chapelet, qu'elle tenait enroulé autour
de son bras, et, dès qu'elle était libre, elle en récitait quelques dizaines.
Malgré la faiblesse de sa vue et la fatigue d'une lecture faite au lit, chaque
jour elle prenait au moins une fois quelque livre de piété pour en méditer
quelques pages, et elle n'abandonna cet exercice que lorsqu'il lui fut devenu
tout à fait impossible.
Elle se confessait
et faisait la sainte communion à peu près chaque semaine, au moins pendant la
dernière année. Avec quelle ferveur et quel amour elle accueillait N. S. quand
II venait la visiter, sœur Marie-Ange va nous Je dire : « Dévorée du désir de
la communion, c'était avec une sainte allégresse unie à la plus profonde
humilité qu'elle recevait son Dieu. Ce qui se passait alors entre le Créateur
et sa servante, c'est le secret du Ciel; mais elle cherchait à témoigner sa
reconnaissance à N. S. en groupant près de son lit ses petits-enfants, qu'elle
faisait prier longuement : ce à quoi ceux-ci se prêtaient avec bonheur, tant
elle savait rendre heureux ceux qui s'approchaient d'elle. »
La petite Françoise et la petite
Marie-Claudine étaient naturellement les
plus assidues au pied du lit de leur grand'mère : que de chapelets elles ont
récités avec cette chère malade! que de pieuses
lectures elles lui ont faites ! Mais aussi que de bénédictions elles se sont
assurées ! Est-il étonnant que leur sainte grand'mère leur ait déjà obtenu
la vocation religieuse? On pourrait en
dire autant de Joanny
et de Pierre-Marie, qui ont songé de si bonne heure à
se consacrer au bon Dieu dans l'état ecclésiastique.
Notre mère savait
faire prier autour d'elle et avec elle non seulement ses petits-enfants, mais
presque : toutes les personnes qui venaient la visiter. Elle avait le talent de
leur imposer la prière en commun, et on pouvait difficilement prendre congé
d'elle sans avoir récité le chapelet, auquel elle s'unissait de tout son cœur.
« La dernière fois que je l'ai vue, dit Benoîte, elle était comme à l'agonie;
cependant elle nous fit encore mettre à genoux et réciter le chapelet, et elle
s'efforça de le réciter avec nous. » Oh ! que la
sainte Vierge devait aimer cette sainte femme qui lui procurait tant d'honneur!
On le voit, le lit
de notre sainte mère était comme une chaire du haut de laquelle elle exerçait
une sorte d'apostolat et nous prêchait toutes les vertus. De là elle nous
disait sans cesse, plutôt en exemple qu'en paroles : « Mes enfants, apprenez de
moi à être doux et humbles de cœur, à être patients, à ne jamais vous
plaindre,-à vous abandonner entièrement à la volonté du bon Dieu, à être
fervents et à bien prier la T. S. Vierge. » Beaucoup de personnes du dehors
venaient profiter de ses leçons; s'édifier de ses aimables vertus et «
apprendre d'elle la science de l'amour divin », comme parle sœur Marie-Ange.
Pour les remercier de leur visite, elle avait toujours quelques objets de piété
à leur donner : elle a ainsi distribué plusieurs milliers de médailles et une
grande quantité d'images, de crucifix et de chapelets. A ce propos je me
rappelle quel respect elle avait elle-même pour les objets de piété : elle sut
garder pendant près de cinquante ans une médaille miraculeuse qu'elle avait
reçue avant son mariage, la portant continuellement sur elle et la baisant
chaque jour.
Il faudrait dire ici
l'affection et le dévouement que ses enfants lui ont témoignés durant sa longue
maladie. Mais comment raconter tous les soins et toutes les marques de
tendresse qu'ils lui ont prodigués? Dieu a été témoin de tous ces mérites et il
saura les
récompenser éternellement: cela nous suffit. Je dirai seulement que les plus
rapprochés par la distance ne quittaient presque cette chère malade ni le jour
ni la nuit, du moins aux époques où elle était le plus souffrante. Pierre a
droit à une mention spéciale : son dévouement allait jusqu'à l'héroïsme. Ceux
qui ne pouvaient venir chaque jour venaient chaque semaine ; quant à ceux que
leur vocation tenait éloignés de maman ils lui écrivaient fréquemment, et leurs
lettres étaient à ses yeux d'agréables visites ; el!e se les faisait lire et
relire pour renouveler le plaisir qu'elles lui causaient, et souvent cette
lecture l'attendrissait jusqu'aux larmes.
Cette chère mère
était donc comme un centre d'affection; on se groupait autour d'elle pour
l'aimer ensemble et on sentait alors se resserrer de plus en plus les liens de
la famille. Par "cette douce et sainte influence qu'elle a exercée sur ses
enfants, sur ses petits-enfants et sur toutes les personnes qui l'approchaient,
elle a fait encore plus de bien durant sa longue maladie que durant sa vie
antérieure pourtant si méritoire. Voilà pourquoi nous pouvons dire,
conformément à l'esprit de saint Vincent de Paul, que cette maladie a été une
véritable bénédiction pour elle, pour nous tous et pour un grand nombre
d'autres âmes.
En 1882, notre pauvre mère dut faire encore un
grand sacrifice: elle ne put ni assister à mon ordination sacerdotale ni même
jamais me voir au saint autel. Comme elle aurait été heureuse, pourtant,
d'assister à une messe célébrée par le plus jeune de ses enfants! Mais N. S. se
plaisait à la sanctifier par les mortifications de toute nature, et celle-là
fut peut-être une des plus rudes qu'ait endurées son âme si pieuse. Je fus
ordonné le 3 juin, et je célébrai ma première messe le lendemain, en la fête de
la Très-Sainte Trinité. Hélas ! à
cause de la distance, je ne pus posséder auprès de moi, en ces deux grands
jours, que ma chère marraine. Mélanie et Philomène avaient espéré pouvoir être
témoins de mon bonheur ; mais les exigences scolaires les retinrent toutes deux
à leur poste. Cependant, mes premières bénédictions et ma première messe furent
pour maman et pour toute la famille représentée par Mariette.
Cette chère sœur,
qui eut la permission de passer par Trivy pour voir notre pauvre mère et lui
donner de mes nouvelles, lui annonça que je pourrais faire une apparition
auprès d'elle vers la fin de juillet : cet espoir était une grande consolation
pour son cœur maternel. Mais mon voyage fut beaucoup différé ; certaines
fonctions, qui me retenaient à la maison-mère,
faillirent le faire manquer. Maman, ne me voyant pas venir, en était
profondément attristée. Elle me fit dire par Pierre qu'elle trouvait saint Vincent
bien dur à son égard. Ce cher frère ajoutait : « Prie donc et prions tous pour
que Dieu et saint Vincent tiennent conseil en vue de Raccorder au moins une
permission de huit jours »..
Enfin, vers le
milieu de septembre, je pus, me rendre auprès de notre chère malade, qui était
alors excessivement faible. Impossible d'exprimer la joie qu'elle éprouva en me
revoyant après quatre ans d'absence. Oh ! que de
choses elle avait à me dire ! Elle voulut même m'ouvrir sa belle âme en
confession, avec une foi et une simplicité admirables. J'eus également le
bonheur de lui porter la sainte communion. Ainsi elle était un peu dédommagée
de ne pouvoir pas assister à ma messe. Je ne pus rester auprès d'elle que deux
jours : aussi ces deux précieuses journées furent-elles entièrement pour ma
chère mère. Il fallut donc bientôt nous séparer avec la pensée de ne nous
revoir qu'au ciel. Cette grande âme était si habituée aux séparations
douloureuses, que mon départ ne parut point l'abattre ; ma visite sembla même
lui avoir rendu un peu de forces.
En effet, pendant
les quatre ou cinq mois qui suivirent, elle alla relativement bien ; les
nouvelles que je recevais d'elle à Saint-Flour, où je professais la
Philosophie, étaient assez rassurantes Mais le 20 février 1883, M. l'abbé
Barraud, curé de Trivy, qui lui a toujours témoigné un dévouement infatigable,
m'écrivait : « Votre mère est un peu plus mal ; je l'ai administré ce matin.
Cependant, je croîs qu'il n'y a pas encore de danger pressant. Elle a demandé
elle-même à recevoir les derniers sacrements, et je me suis conformé à ses bons
désirs ».
Le 26 du même mois,
Pierre m'annonçait des souffrances nouvelles : une tumeur de la grosseur d'un
œuf d'oie s'était formée sur un côté du cou, et la douleur affaiblissait
sensiblement cette pauvre mère ; c'est pourquoi notre frère ajoutait : « Maman
se recommande plus que jamais à tes prières : elle dit qu'elle n'a plus de
force pour prier elle-même ». L'abcès une fois guéri, on avait remarqué un peu
de mieux ; mais ce mieux ne fut pas très prononcé.
Pendant les deux
mois suivants, pas de changement notable dans l'état de notre chère malade, qui
était un état de langueur. Par une lettre du 29 avril, j'appris que le mal
empirait et que les remèdes des ne produisaient plus aucun effet Quatre jours
après, Pierre m'écrivait : « Encore deux mots : notre pauvre mère baisse de
plus en plus. Son oppression semble parfois l'étouffer. C'est une pitié de la
voir tant souffrir! Elle est si faible, qu'on peut à peine entendre ses
paroles. Elle ne prend, pour ainsi dire, plus
aucune nourriture».
Ces deux mots m'en
disaient assez pour me faire comprendre que notre mère n'avait plus guère de
temps à vivre. Je lui écrivis sur-le-champ pour lui demander si elle désirait
beaucoup me voir encore une fois, ajoutant que dans ce cas, je tâcherais
d'obtenir la permission de me rendre au moins un jour auprès d'elle. De suite
elle me fit répondre que ce serait une grande consolation pour elle de me
revoir avant de mourir. « Si tu peux venir, ajoutait Pierre, viens le plus tôt
possible, car notre mère ne pense pas arriver jusqu'à samedi prochain. Les
larmes m'aveuglent, je t'embrasse». Déjà un télégramme de Paris m'avait
autorisé à aller assister aux derniers moments de cette chère mère.
Je me mis aussitôt en
route et j'arrivai à Trivy le 11 mai, qui était le vendredi avant la Pentecôte.
«J'étais comme sûre que je te reverrais, me dit-elle en m’apercevant ;
maintenant je mourrai contente ». Elle fut même dès lors comme impatiente de
quitter cette terre, non point de cette impatience qui offense le bon Dieu,
mais de cette sainte impatience qui faisait dire à saint Paul : « Je voudrais
bien voir mon être se dissoudre, pour pouvoir me réunir au Christ». Notre mère
aussi désirait sincèrement être débarrassée de son misérable corps, pour que
son âme pût s'envoler au ciel. Oh ! elle n'y tenait
guère, à ce corps décharné qui ne semblait vivre que par miracle et qu'elle
avait tant mortifié durant toute sa vie. Elle eût été heureuse de mourir en ma
présence et priait de tout son cœur la sainte Vierge de l'appeler à elle au
moins avant la fin du mois de mai : cependant elle ne voulait que le bon
plaisir de Dieu.
Grâce à des
circonstances providentielles, je pus demeurer auprès d'elle jusqu'au lendemain
de la Trinité. Je lui faisais de pieuses lectures, je priais avec elle, je
m'édifiais de sa sainte conversation; en un mot, je jouissais, à mon tour, du
spectacle de tant de vertus que nous avons signalées plus haut et qui ont
brillé en elle jusqu'à son dernier soupir. Avec la même foi, la même simplicité
et la même obéissance que Tannée précédente, elle désira encore m'ouvrir sa
belle âme: quoiqu'elle fût prête depuis longtemps, elle profitait de tous les
moyens de purifier de plus en plus sa conscience de ce qu'elle appelait les
péchés de sa pauvre vie. Et puis avec quelle ferveur elle reçut ensuite pour la
dernière fois N. S. qui était déjà venu la visiter peu de jours auparavant !
Enfin le moment
d'une nouvelle séparation arriva : le bon Dieu n'avait pas jugé à propos que je
fusse témoin de son dernier soupir. Le devoir m'obligeait de retourner auprès
de mes chers séminaristes. Il fallut donc faire mes derniers adieux à ma mère
mourante. Quelle scène ! Nous savions tous deux que nous ne nous reverrions pas
sur la terre! « Maman, lut dis-je, veuillez me bénir ! » — « Mon enfant, me
répond-elle, je te bénis: mon Dieu, bénissez mon enfant! » Oh! quelle douce confiance inonda mon âme au moment où tombait
sur elle la bénédiction d'une si sainte mère! En reconnaissance, je lui promis
de célébrer une neuvaine de messes et de faire beaucoup prier pour le repos de
son âme immédiatement après sa mort : elle fut enchantée de ma promesse. Nous nous dîmes : Adieu ! au revoir! au ciel ! Et maman demeura calme en me voyant partir.
C'était le lundi matin, 21 mai ; le soir, je priai beaucoup pour elle à Paray,
dans le sanctuaire du Sacré-Cœur.
Dès la nuit
suivante, elle se sentit plus mal, et cet état ne fit que s'aggraver le
lendemain. Elle pouvait à peine respirer et l'on distinguait très difficilement
les quelques paroles qu'elle essayait de prononcer. On lui proposa d'aller
chercher M. le curé, qui venait d'enterrer son père : elle répondit qu'il
devait être trop fatigué, qu'il ne fallait pas le déranger, et, qu'ayant reçu
tous les sacrements, elle n'avait plus besoin de rien pour mourir. On ne sait
qu'admirer le plus, de cette charité qui se manifeste jusqu'à son dernier
soupir, ou de la paix de cette âme
jusque-là si délicate, si timorée, qui n'éprouve aucune crainte en face de la
mort.
Elle passa toute la
journée dans un profond assoupissement ; à chaque instant elle pressait tout le
monde de se retirer, disant qu'elle voulait dormir. Si on l'avait écoutée, elle serait morte sans que personne pût recueillir
son dernier soupir ; mais on n'osait pas la quitter.
Vers six heures
trois quarts du soir, les personnes présentes
récitèrent le chapelet près de son lit, mais à voix basse. Elle fît encore le
signe de la croix et voulut s'unir à cette prière qu'elle aimait tant. Le
chapelet terminé, elle sembla de nouveau vouloir prendre un peu de repos; mais
c'était le sommeil de la mort et on s'aperçut presque aussitôt qu'elle rendait
Je dernier soupir. Il était six heures.
Elle avait indiqué à
la petite Marie-Claudine plusieurs prières à réciter durant son agonie ; mais
elle ne ressentit pas cette lutte de l'âme contre la mort, qui fut pour elle un
paisible sommeil précédé d'un profond assoupissement. Immédiatement après avoir
répété plus de cinquante fois la salutation angélique, elle alla saluer Marie
au ciel. Ne peut-on pas croire que la sainte Vierge soit venue à sa rencontre
et l'ait présentée à son divin Fils comme une de ses servantes les plus
fidèles, les plus pieuses et les plus pures? Notre mère aussi aurait pu dire comme
quelques saints : «Je, n'aurais jamais cru qu'il fut si doux de mourir ! »
Le lendemain,
mercredi, on vint en grand nombre: prier auprès du lit funèbre, où le corps de
cette sainte femme semblait se reposer de toutes ses fatigues, pendant que son
aine était déjà devant le trône de Dieu. Mais on était porté à prier pour soi
plutôt que pour notre mère; on ne doutait pas que Dieu ne l'eût accueillie avec
amour, elle qui l'avait tant aimé au prix de tant de sacrifices et de
souffrances et qui avait tant travaillé à le faire aimer. « Enfin l’heure de la
délivrance sonna, dit soeur Marie-Ange en terminant le tableau des vertus de
notre mère, et pour elle commença aussitôt la jouissance des délices sans fin :
c'est ici la conviction de tous »
Le jeudi était le
jour de la Fête-Dieu. A cause de la cérémonie de la première communion,
l'enterrement ne put avoir lieu le matin et fut fixé au soir, avant les vêpres.
Les funérailles de cette humble femme eurent une solennité inouïe dans le pays.
«Tout Trivy et les environs étaient à l'enterrement de Mme Guilloux.,
écrivit-on à la bonne sœur Rozier ; jamais pareille
chose ne s'était vue ici ; on aurait dit un véritable triomphe. » La population
de Trivy, qui est généralement excellente, et qui sait apprécier le mérite,
voulut rendre hommage à celle qui l'avait tant édifiée depuis près de cinquante
ans. Elle est digne de notre reconnaissance pour cette pieuse sympathie, et
qu'il me soit permis de la remercier ici au nom de toute la famille Guilloux.
M. le curé de Trivy,
accompagné de M. l'abbé Vouillon, notre parent,
daigna aller faire la levée du corps à la demeure même de la vénérée défunte,
et ils furent suivis de presque tous ceux qui devaient assister aux vêpres. Ce
nombreux cortège, pieux et recueilli, ne pouvait parcourir sans émotion le chemin
si difficile parcouru tant de fois par cette sainte femme, dont tous les pas et
tous les soupirs avaient été comptés et étaient déjà récompensés au ciel. «
Pauvre mère, dit Pierre en parlant de cette nombreuse assistance, elle avait
des amis, elle a eu des prières ! » Non, cher frère, vous vous trompez, on ne
priait pas pour elle, on la priait pour soi : on demandait, par elle, une mort
semblable à la sienne, la mort des justes et des prédestinés !
Les précieux restes
de notre mère furent déposés à côté de ceux de notre père, de sorte que les
deux tombes se touchent. Cette humble femme avait défendu de mettre sur la
sienne autre chose qu'une croix de bois ; mais la famille a pensé qu'on n'est
pas toujours obligé de satisfaire
l'humilité des saints : aussi lui a-t-on élevé, comme à notre père, une pierre
tumulaire avec cette inscription :
+
ESPÉRANCE!
Ici repose
LE CORPS DE JEANNE-MARIE THOMAS
Décédée le 22 mai 1883
à l'âge de 69 ans.
Sa piété, sa charité et son humilité Lui ont attiré la vénération universelle.
R. I. P.
Il est temps de
parler du deuil de la famille Guilloux et de notre grande douleur. Les regrets
étaient amers et les larmes intarissables." « Nous voilà donc orphelins de
père et de mère! m'écrivait Pierre. A qui m'adresser
maintenant, quand j'ai des ennuis? Jusqu'ici, dès que quelque chose me
tracassait, je montais vers ma mère, et ensuite je descendais content. Mais
elle n'est plus là ! ... Le lien qui unissait la famille est brisé ! Mais ne
m'abandonne pas, et tenons-nous toujours par la main jusqu'à Dieu ! »
II serait trop long
de citer tout le monde; cependant écoutons encore Philomène, à laquelle
quelques-uns ont peut-être reproché de n'avoir pas assez aimé sa mère : « En
apprenant la triste nouvelle, m'écrivait-elle quelques semaines après, j'ai
versé bien des larmes, et j'en verserai encore toutes les fois que je penserai
que notre mère chérie n'est plus au milieu de ses enfants, qui l'aimaient si
tendrement. Hélas ! elle doit faire un grand vide à la
maison paternelle! Pour moi, je sens qu'elle me manque, quoiqu'il y ait douze
ans que je l'ai quittée. Je savais que je la possédais encore et elle me tenait
compagnie; maintenant je vois bien que je
n'ai plus personne, puisque je
n'ai plus ma
Mère…..Je ne vous
édifierai pas beaucoup en vous parlant de la sorte, je le sais bien, mais que
voulez-vous? La nature est toujours là et elle veut son compte. J'aimais tant
maman ! »
Ce vide que la mort
de notre mère avait fait au sein de la famille et que déplore ici Philomène, fut
sensible pour tout Trivy. L'année suivante, M. le curé, après m'avoir parlé des
tristesses de son ministère, me disait: «Oh! que je
voudrais avoir encore votre mère pour donner le bon exemple ! Un grand vide
s'est fait, dans la paroisse à sa mort, je le reconnais de plus en plus. »
Pour moi, s'il m'est
permis de manifester mes sentiments sur une perte si douloureuse, j'emprunterai
le langage de saint Augustin parlant de la mort de sainte Monique, et je dirai
avec lui : « II me semblait qu'il ne convenait pas de s'abandonner aux plaintes
et aux gémissements, ni de verser trop de larmes; car la mort de ma mère
n'avait été qu'un doux passage à une vie meilleure: j'en avais des preuves
certaines dans ses mœurs si pures et dans sa foi si vive. Cependant, je me
rappelais, ô mon Dieu, votre servante, sa vie si pieuse et si sainte, sa
douceur et sa bonté pour moi ; et me voyant tout à coup privé de cette tendre
mère, je ne pus m'empêcher de pleurer. »
Oui, il nous était
bien permis, à nous aussi, de verser des larmes à la mort de notre mère, et il
aurait fallu avoir un cœur de bronze pour n'être pas sensible à une si grande
perte. Mais, si nous devions nous affliger, nous avions en même temps bien des
motifs de consolation.
N'était-il pas
consolant, en effet, de penser qu'une si belle âme était probablement montée
tout droit au ciel ? « Ce qui soulage ma douleur, disait Mariette, c'est que je
suis sûre que maman a déjà reçu une magnifique couronne. » — « Je me console un
peu, ajoutait Philomène, en pensant que
c'est une protectrice que nous avons au ciel,, où je
la retrouverai un jour. »
II était consolant
aussi de voir tant de cœurs unis pour demander sa prompte délivrance du
purgatoire, dans le cas où elle pouvait en avoir besoin. Que de messes
célébrées à son intention par les soins de chacun de ses enfants ! Que de
communions, que d'indulgences appliquées à la même fin, surtout dans les
établissements où se trouvent nos sœurs religieuses! Pour mon compte, j'ai
immédiatement célébré la neuvaine de saints sacrifices que je lui avais promise
la veille de sa mort. De plus, tous les prêtres, confrères ou amis, aux prières
desquels je lai recommandée, ont répondu avec empressement à mon désir, et
m'ont assuré que pendant longtemps notre vénérée défunte aurait une place dans
leurs Mémento des morts, à la sainte messe.
Il y a tout lieu -de
croire qu'une âme si pure n'avait pas besoin de tant de suffrages pour
elle-même, et qu'ils ont pu être appliqués à nos autres chers défunts. Qui sait
si elle ne les a pas tous emmenés avec elle au paradis?
Mais que fait-elle, cette sainte mère,
auprès de Dieu? Elle le remercie de tant de grâces qu'elle a reçues durant sa
vie, et en même temps elle s'occupe de nous avec plus d'affection encore que
sur la
terre : elle sollicite, pour chacun de ses enfants et pour toute sa famille en
général, les plus abondantes bénédictions. Déjà nous voyons l'effet de sa
puissante intercession dans la bonne harmonie qui persévère entre nous, et dans
la conduite édifiante de ses enfants et de ses petits-enfants. Dernièrement
encore, tous se réunissaient pour aller prier, ensemble Notre-Dame des Infirmes
et lui demander la guérison de Mélanie : spectacle bien émouvant, bien capable
d'édifier le prochain, et de toucher le cœur de la sainte Vierge.
Que dire de la
nombreuse postérité que notre mère laisse après elle et du grand nombre de
vocations ecclésiastiques et religieuses qui se manifestent de si bonne heure
parmi ses petits-enfants? Ne sont-ce point là également dé précieuses
bénédictions dont la famille est redevable à cette sainte mère? Sous ce
rapport, le tableau suivant en dira plus que mes paroles :
Benoîte a deux
enfants, et tous deux se sont depuis longtemps consacrés au service du Seigneur
: Madeleine, institutrice brevetée, est religieuse du Saint-Enfant
Jésus ; Claude-Philibert, bachelier-ès-lettres,
est élève de Théologie au grand-séminaire.
Jean-Marie eu a six
: son unique fille, Françoise, est novice à Chauffailles.
Pierre-Marie en a huit; les
trois aînés, ont déjà renoncé au monde : Marie-Claudine est postulante à
Chauffailles ; Joanny et Pierre-Marie
sont au petit-séminaire.
Claudine en a trois.
Jean-Pierre-Marie, également trois.
Marie-Claudine en a
sept.
Etienne en a cinq.
En tout, notre mère
compte en ce moment trente-quatre petits-enfants, dont six déjà se sont donnés
au bon Dieu. Il est probable que d'autres encore marcheront sur leurs traces,
et leurs pieux parents, j'en suis sûr, n'y mettront point obstacle. « Dieu me
les a donnés, me disait dernièrement Pierre en parlant de la vocation précoce
de ses trois aînés, Dieu me les redemande : que sa sainte volonté soit faite !
» C'est ainsi que partent les saints.
Voilà bien des
faveurs dues aux prières de notre sainte mère. 0 tendre mère, merci ! Continuez
de veiller sur nous; vous savez que cette terre est remplie de dangers pour nos
âmes : aidez-nous à nous sauver. Obtenez de N. S. pour tous vos enfants et vos
petits-enfants, la grâce de ne jamais oublier votre sainte vie et de toujours
conformer la leur à vos admirables exemples. Attirez-nous tous à vous par
l'odeur du parfum de vos vertus, que j'ai tâché de faire refleurir dans ce
petit livre. Ainsi nous pourrons aller un jour vous rejoindre au
paradis, pour y louer Dieu, avec vous et papa, durant toute l'éternité.
Ainsi soit-il ! Ainsi
soit-il !