CHAPITRE IV.
PARTAGE DES BIENS. — VIE DE RETRAITE DE NOTRE MÈRE.
MA VOCATION :
CONDUITE DE NOS PARENTS DANS CETTE CIRCONSTANCE. MORT DE NOTRE PÈRE.
1876-1880
Cependant notre père et notre mère devenaient vieux et s'affaiblissaient de jour en jour; leurs enfants se dispersaient les uns après les autres : il n'était guère possible à ces chers parents de s'occuper plus longtemps du soin des affaires ; aussi songèrent-ils à la retraite. D'ailleurs, notre mère, depuis longtemps épuisée par les fatigues d'une vie si laborieuse, avait grandement besoin de repos, et son désir, en aspirant a une vie plus paisible, était de pouvoir prier le bon Dieu plus à son aise.
On était aux vacances de 1876. Tous
les enfants avaient atteint la majorité, à l'exception du plus jeune qui devait
accomplir ses vingt-et-un ans au mois de janvier suivant. Il venait de subir,
à Lyon, la
deuxième série des épreuves du
baccalauréat ès lettres et allait entrer au grand-séminaire
le 1er octobre. Il fut convenu que l’on profiterait de ces vacances pour tout
arranger à l'amiable et que le partage de la propriété s'effectuerait sans recourir à des
experts étrangers. Celte affaire d'une si grande importance pour tous, parents
et enfants, et qu'il fallait traiter sans briser aucun lien, offrait bien des
difficultés: il y avait tant de catégories dans la famille, tant de contrats
antérieurs, etc.
Avant d'entreprendre quelque chose de
définitif, nous eûmes une réunion de famille, le 5 septembre : là se trouvaient
la plupart des frères et des sœurs, des beaux-frères et des belles-sœurs. Le
but de notre père, en nous réunissant ainsi, était de communiquer son projet :
il avait combiné quatre lots, dont deux principaux pour Jean-Marie et Pierre-Marie, et deux secondaires pour Jean-Pierre-Marie
et Etienne. Ce plan fut adopté à l'unanimité. Au milieu de cette petite
assemblée, je me permis de prendre la parole pour remercier nos parents au nom
de tous et pour contribuer à entretenir la bonne entente parmi nous. Voici, en
partie du moins, cette allocution prononcée en famille :
« Quoique je sois le plus jeune d'entre
vous, chers frères et chères sœurs, j'espère que vous me par donnerez
volontiers, si je vous entretiens un instant des bienfaits que nous avons reçus
de nos parents et des moyens de leur témoigner notre reconnaissance.
« Et d'abord, comment retracer la vie
si laborieuse de nos bons parents? C'est une vie toute de dévouement, de
sacrifices et de bonnes œuvres….
Nos parents ont travaillé sans relâche
pour nous, ils se sont dépensés pour nous, ils n'ont songé qu'à nos propres
intérêts.
« Considérons notre père dans
l'administration de ses affaires domestiques : que d'occupations de tout genre
! que de sollicitude ! Il a les yeux partout. Malgré
les devoirs que lui imposent, durant de longues années, ses fonctions civiles
dont il s'acquitte avec sagesse et dignité il
ne laisse point de tout diriger dans la famille avec cette habileté, cet
empressement et cette prudence qui attirent à un chef de maison une estime et
un respect bien mérités.
« Et notre mère : quelle est la femme qui
a enduré plus de fatigues et de labeurs pour sa famille? Elever douze enfants,
prendre soin, avec une constance admirable, non seulement de leur corps, mais
surtout de leur âme, les suivre partout d'un regard maternel et plein de
sollicitude, user toujours envers eux de la bonté la plus tendre et de la
douceur la plus touchante unies à la fermeté la plus énergique, pour les
maintenir dans la voie droite et les détourner de tout ce qui est mal, enfin
prier pour eux tous les jours et leur montrer, par un exemple jamais démenti, que la
piété est utile à tout, puisqu'elle donne la paix et le bonheur dès ici-bas :
tel est le résumé de la vie édifiante de notre mère. .
«
Au nom de tous vos enfants, de ceux que vous voyez autour de vous et de
ceux qui n'ont pu assister à cette réunion.., bien-aimés parents, je vous dis :
Merci ! mille fois merci pour tant de bienfaits ! Et
du haut du ciel, j'en suis sûr, cette chère et sainte sœur que Dieu a ravie à
notre affection pour l'attirer à Lui, s’unit à nos actions de grâces pour vous
dire avec nous : Merci !
« Et nous maintenant, chers frères et
chères sœurs, que pouvons-nous faire
pour témoigner dignement notre reconnaissance à de si bons parents? Le temps
est venu pour eux de se reposer de tant de fatigues et
de si rudes travaux..... Ils se proposent aujourd'hui de nous confier ce qu'ils
ont acquis au prix de tant de labeurs. Mais ils veulent que la paix la plus
parfaite subsiste entre nous... Quel juste désir ! et
comment ne ferions-nous pas, de notre côté, tous nos efforts pour le
satisfaire? La bonne entente et la cordialité ne sont-elles pas, bien plus que
les richesses, ce qui fait l'honneur et la joie d'une famille? Rien n'est si
beau, si consolant. Quoi de plus déplorable, au contraire, et de plus honteux,
que ces discordes, ces haines, ces jalousies, ces rancunes, qui troublent les
relations et empoisonnent la vie, qui surtout font verser des larmes d'amertume
et de regret au père et à la mère?.... La justice, la droiture et la charité
présideront à nos arrangements : toute mauvaise intention et tout esprit de
chicane et d'avarice en seront bannis
Nous prendrons nos parents pour arbitres, nous suivrons leurs conseils et nous
nous conformerons à leur volonté
« Aujourd'hui, sans doute, les affaires
ne peuvent se régler entièrement ; mais, au moins, quelle joie pour tous, si
nous pouvons nous entendre et nous -.séparer.sans aucun mécontentement !.......
Et cette affaire une fois terminée,
nous entourerons nos parents de notre respect et de notre affection ; nous nous
efforcerons de faire la joie de leur vieillesse, et nous prierons Dieu de nous
les conserver encore durant de longues années et de bénir leurs derniers jours,
pour les récompenser de tout ce qu'ils ont fait pour sa gloire et pour notre
bien ».
Nos espérances ne furent pas trompées :
tout le monde fit preuve, dans cette grave affaire, de beaucoup de bonne
volonté et d'un véritable esprit de sacrifice. En peu de semaines, tout fut
terminé à la satisfaction universelle.
De si heureux résultats furent particulièrement dus aux prières de notre pieuse mère, qui mettait l'esprit de foi en tout. A l'exemple de N. S. qui, au moment de son testament solennel, la veille de sa mort, pria si ardemment son Père de conserver parmi ses apôtres celte union et cette charité qu'il leur avait tant de fois recommandées pardessus tout, notre mère n'avait alors qu'un seul désir, celui de voir régner toujours la paix et la concorde parmi ses enfants, et elle ne cessait de prier pour obtenir de Dieu cette grande grâce.
Disons immédiatement un mot sur la vie que mena cette pieuse mère après le partage de nos biens. Comme elle se l'était proposée avant cette sorte de retraite, elle en profita pour se donner encore davantage au bon Dieu et pour prier plus à son aise. Sans doute, comme notre père, elle était toujours prête à se dévouer pour ses enfants et à leur rendre mille petits services ; mais, n'ayant plus la responsabilité des affaires temporelles, elle faisait de la prière et des exercices de piété sa principale occupation, l'objet de presque toute sa sollicitude : sous ce rapport, elle ne s'épargnait pas. « A cette époque, dit Mélanie, on l'a vue bien des fois aller à la sainte messe par un temps abominable, et lorsqu'elle ne pouvait marcher à cause du verglas, elle prenait sa chaussure à la main. Parfois elle tombait et se blessait; mais cela ne l'empêchait pas de recommencer, dès qu'elle était guérie». Elle avait promis de mieux prier, quand elle serait déchargée des soucis temporels: elle craignait de n'être pas assez fidèle à sa parole, si elle ne faisait pas l’impossible pour prouver à Dieu son amour. Ecoutons encore sur ce sujet une dame du bourg de Trivy : « Depuis bien longtemps que j'ai eu l'honneur de connaître la bonne et vénérable mère Guilloux, dit-elle, j'ai toujours remarqué en elle une piété sans égale, une douceur admirable, une patience et une charité inaltérables. Pendant surtout les quatre ou cinq ans qui ont précédé sa maladie, sa vertu m'a paru héroïque. Quoiqu'elle souffrît depuis longtemps d'une grande faiblesse et qu'elle eût un très vilain chemin à parcourir, je la voyais assister à la sainte messe tous les jours et faire la sainte communion plusieurs fois dans la semaine. Après avoir fait le chemin du Truge au bourg, elle était quelquefois obligée d'entrer un instant chez nous pour se reposer un peu; elle était tellement fatiguée et essoufflée, qu'elle demeurait au moins cinq minutes sans pouvoir nous dire un mot. Et cela ne la décourageait pas : le lendemain on la voyait revenir». A la maison, elle se plaisait à réciter le rosaire, à faire le chemin de la croix avec un crucifix indulgencié a cet effet, et a lire des livres de piété. Voilà à quoi étaient employés tous les instants que lui laissait le soin de son modeste ménage ; voilà comment elle sut sanctifier le repos que lui avait procuré sa vie de retraite.
Mais revenons un peu à l'époque du
partage. Notre chère sœur Mariette n'avait pu assister à la réunion de famille
dont nous avons parlé tout à l'heure; mais, deux semaines après, en revenant de
Paris où elle avait accompagné sa supérieure, elle eut la permission de passer
un jour à la maison paternelle, qu'elle avait quittée dix-huit ans auparavant.
Sa présence était comme une merveille: tout le monde voulait la voir et lui parler.
Son costume, mais surtout sa piété et sa gaieté firent une profonde impression
sur tous ceux qui purent approcher d'elle durant cette trop courte journée.
Impossible d'exprimer la joie et le bonheur de notre mère ! Mélanie et
Philomène, ainsi que Madeleine alors novice, étaient accourues pour prendre
part à l'allégresse commune. Il était beau de voir cette famille religieuse :
une Fille de la Charité, deux sœurs du Saint-Enfant-Jésus, une novice et un séminariste. Tous nous
allâmes nous asseoir ensemble à la Table Sainte à côté de notre mère : ô
banquet doublement délicieux !
Ce jour-là, une personne dit à
Mariette que certainement je ne resterais pas dans le diocèse d'Autun et que
l'on s'attendait à me voir partir. Cette chère marraine m'interrogea sur ce
sujet; je lui avouai confidentiellement que je ne me croyais pas appelé au ministère ordinaire et que depuis longtemps je
songeais à entrer dans une congrégation religieuse, pour y être appliqué à
l'enseignement ou aux missions ; mais il me restait à faire un choix. Mariette
m'apprit alors que saint Vincent de Paul avait fondé une congrégation de
prêtres appelés Prêtres de la Mission et voués précisément aux missions et à
renseignement, en France et à l'étranger. Ces quelques mois furent pour moi un trait
de lumière, et dès cet instant-là il me sembla toujours que le bon Dieu me
voulait dans la famille de saint Vincent. Deux ou trois jours après, j'entrai
au grand-séminaire d'Autun, où cette idée me
poursuivit sans cesse. Mon directeur spirituel m'éprouva néanmoins durant deux
années, afin que ma vocation fût bien évidente. A la fin, il me déclara que
j'étais certainement appelé de Dieu et il se chargea lui-même d'obtenir mon
exeat de Mgr l'évoque.
Mais, à mesure que le moment solennel
approchait, une pensée me préoccupait profondément : comment annoncer à mes
pauvres parents ma détermination ou plutôt la volonté de Dieu? Je ne voulais
cependant point partir sans leur consentement. Dans mes lettres, je tâchais de
les préparer à ce coup terrible ; mais ils ne comprirent pas : tant l'idée
d'une telle séparation était loin de leur esprit et surtout de leur cœur.
Au commencement des vacances de 1878,
je crus bon d'avertir d'abord en particulier
noire pauvre mère : sa foi vive, me disais-je, saura bien lui faire
accepter généreusement ce sacrifice, et elle m'aidera ensuite à obtenir le
consentement de papa. Je fus un peu trompé dans mon attente. Me trouvant, un
jour, seul avec elle dans le jardin, au milieu
d'une conversation pieuse,
je lui dis: « Maman, j'ai à vous parler d'une chose
qui va vous surprendre et même vous faire de la peine ; mais je crois que vous
devez vous y attendre et je suis sûr
que vous m'approuverez. J’ai tardé deux ans avant de vous révéler ce secret,
parce que je voulais être certain de la
volonté divine. Vous comprenez ma pensée : Je bon Dieu veut que je quitte le
diocèse d'Autun et que j'entre dans la congrégation de la Mission fondée par
saint Vincent de Paul. » — « Mon enfant,
tu me feras
bien mourir!» telle
fut son unique réponse, et les larmes se
mirent à couler en abondance. Oh ! que de fois celte
réponse a retenti à mes oreilles, surtout durant la longue maladie de celte
pauvre mère ! Ce fut probablement ce jour-là qu'elle contracta cette maladie de
cœur qui l'a tant fait languir. Son âme avait été transpercée par un glaive de
douleur, comme autrefois l'âme de la T.-S. Vierge. Mais de même que Marie ne
reprocha jamais à Jésus ce coup terrible qui a fait d'elle la Reine des
martyrs, de môme notre sainte mère ne m'a jamais reproché ma conduite dans
cette affaire: j'en ai une preuve certaine dans un mot qu'elle m'a dit la
veille de sa mort et que je n'ai pas besoin de citer ici. Voilà donc ce que je
puis répondre aux personnes qui m'ont accusé d'avoir été cruel envers maman.
Je suppliai alors cette mère désolée de
ne point manifester extérieurement sa douleur, de peur que notre père ne s'en aperçut et qu'il n'en voulût savoir la cause. Elle me
déclara qu'il lui était impossible de retenir ses larmes et qu'elle demeurerait
- inconsolable : pauvre mère ! Je lui fis alors toutes les considérations que
purent me suggérer la foi et la piété filiale : je lui dis que je serais
malheureux toute ma vie, si je ne pouvais aller où le bon Dieu m'appelait; que
j'avais longtemps prié et médité pour ne pas me tromper ; que j'aurais le
bonheur d'être de la même famille religieuse que Jenny et Mariette, élu. etc. Mais rien
ne put sécher ses larmes. Oh ! la triste journée !
Notre père s'aperçut bientôt qu'il
devait y avoir quelque chose d'extraordinaire: il voulut tout savoir. Avant de
lui répondre, je priai intérieurement N. S. de prévenir tout éclat de sa part,
puis je lui dis : « Ce qui attriste maman, le voici : je viens de lui apprendre
que, très probablement, je devrai quitter ce diocèse, parce que le bon Dieu m'appelle à
la vie de communauté». — «Je te déclare, me répond-il aussitôt, que je
m'opposerai formellement à ton départ, si c'est possible ; cependant, si c'est
ton dessein arrêté de partir, je ne puis l'empêcher de faire ce que tu voudras.
». On le voit, ce pauvre père est bouleversé; mais, au fond, il craint de
résistera la volonté du bon Dieu.
Rien d'étonnant dans cette grande
douleur de nos chers parents et dans ce combat qui se livre dans leur cœur. Ils
avaient depuis longtemps rêvé le bonheur de me voir installé dans une cure et
de vivre avec moi durant le reste de leurs jours.
En cela, rien qui ne soit très naturel
et très louable ; mais le bon Dieu en avait disposé autrement. J'expliquai de
nouveau ma conduite devant ces chers parents réunis, tâchant surtout de leur
bien faire comprendre que je n'agissais pas à la légère et que le sacrifice me
coûterait autant qu'à eux, mais ajoutant que je redoutais cette parole de N. S.
: « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi ».
Après mes explications, il y eut un peu plus de calme, mais on était loin
d'être gai.
Il fallut aussi peu à peu mettre au
courant mes frères et mes sœurs, qui, d'ailleurs, soupçonnaient déjà quelque
chose. Ce fut, chaque fois, un nouvel assaut à soutenir, une profonde douleur à
apaiser. Ce que l'on me recommandait le plus souvent, c'était d'avoir pitié de
ma mère, parce que mon départ l'accablerait, elle déjà si faible, et pourrait
occasionner sa mort. Non seulement ma famille, mais tout Trivy parlait de la sorte. « Soyez tranquilles, répondais-je
toujours : ma mère serait bien plus désolée maintenant, si je ne partais pas:
elle craindrait trop d'avoir contrarié les desseins du bon Dieu. Ses larmes
presque continuelles ne prouvent qu'une seule chose, c'est qu'elle a un cœur
tendre et qu'elle ressent vivement les sacrifices; mais ils n'en sont que plus
méritoires. Vous ne la connaissez pas assez : en elle, la nature réclame, mais
la grâce triomphe. »
Et, en effet, dans l'intervalle, je ne
perdais aucune occasion de fixer cette volonté en l'éclairant. Je tâchais de
lui faire comprendre le grand bienfait d'une vocation, la beauté des vœux
religieux, le danger que courrait mon salut si je n'étais pas docile à l'appel
du Seigneur, etc. Notre mère admirait toutes ces grandes choses ; aussi se
gardait-elle bien d'adresser à Dieu d'autre prière que celle de N.S. : «Si
c'est possible, que ce calice ne vienne pas jusqu'à mes lèvres; cependant, ô
Père, que votre volonté se fasse, non la mienne ! »
La volonté divine s'accomplit, en
effet, bientôt. Au commencement du mois de septembre, M. le supérieur du grand-séminaire m'écrivait: « Je vous envoie les deux
lignes qui doivent, vous apporter une si grande joie ! Tout est terminé :
Monseigneur vous bénit et vous permet d'aller où le bon Dieu vous appelle.
» A cette nouvelle, je me jetai à genoux
pour remercier N. S. d'avoir enfin brisé le dernier lien qui me retenait encore
dans le monde ; j'étais au comble de mes
vœux et je no cessais de répéter le Te
Deum. Mon départ eut lieu au commencement d'octobre. A ce moment solennel, il y
eut sans doute dans la famille des brisements de cœur; cependant la foi avait
parlé et la grâce avait fait son œuvre. D'ailleurs, on se berçait de l'espoir
de me revoir de temps en temps. Notre pauvre mère renouvela devant Dieu son
sacrifice et notre père n'osa point s'opposer davantage à l'accomplissement
d'une résolution si évidemment inspirée par le Ciel.
Arrivé le 8 octobre à la maison-mère de la Mission ( Paris,
rue do Sèvres, 95 ), je fus admis au noviciat le lendemain. Là je (ardai un peu
à recevoir des lettres de Trivy. 'Cependant notre père prit enfin la plume et
me déclara que la famille commençait à se résigner. Mais je dois dire que '
toutes ses lettres me paraissaient empreintes d'une certaine tristesse. De mon
côté, je m’efforçais de faire plaisir à ces pauvres parents en leur écrivant
fréquemment et en leur faisant comprendre que je les aimais plus que jamais et
que je pouvais leur être aussi utile de loin que do près par mes prières do
plus en plus ferventes.
On me pardonnera d'avoir parlé si
longuement de ma vocation : il m'a semblé nécessaire de faire connaître la
conduite de nos parents dans cette grave circonstance.
Que se passait-il, pendant ce temps-là,
dans le reste de la famille? Le voici en peu de mots. Au printemps de. 1877, si
je ne me trompe, Jean-Pierre-Marie et Etienne,
trouvant difficile leur installation au Truge, vendirent leurs lots pour
acheter de moitié un domaine à Vozelle (Suin). Ils se
mirent à travailler et à remuer ces fonds jusque-là un peu négligés et leur
firent bientôt produire d'abondantes récoltes. Cependant ils ne pouvaient
rester seuls dans une pareille situation. Le 24 septembre de la même année, Jean-Pierre-Marie épousa Jeanne Guilloux, du bourg de
Trivy, personne bien capable de lui rendre les services dont il avait besoin.
Quant a Etienne, qui avait tiré au sort en 1875, après
avoir été ajourné deux fois, il dut faire deux ans de service militaire. Peu de
temps après son retour, le 5 octobre 1870, il prit pour épouse Mariette Berthaud, qui se montrait fort désireuse de s'unir avec la famille
Guilloux. Pour faciliter l'éducation de leurs enfants, ces deux chers frères
sont allés s'établir pour quelque temps à Dompierre,
où les dangers ne manquent pas, mais où ils s'efforcent de rester fidèles à nos
bonnes traditions et surtout aux leçons de notre mère.
Ce fut durant ma première année de
séjour à Paris que j'appris la mort de notre beau-frère, Jean Vouillon. Ce cher ami fut enlevé en peu de jours par une
fluxion de poitrine ; mais, par la grâce de Dieu, il eut le temps de bien se
préparer. Cette perte fut une nouvelle épreuve pour nos bons parents, qui
ressentirent vivement, au fond de leur cœur, toute la douleur de Claudine.
Qu'allait devenir, en effet, cette pauvre sœur restée veuve si jeune avec trois
enfants? Ils la firent venir auprès d'eux, durant quelques mois, pour l'aider à
se consoler; mais bientôt ses affaires l'obligèrent à retourner à la Vernée. Depuis ce temps, ses enfants ont grandi et ils font
maintenant son bonheur. Dieu soit béni !
C'est aussi en 1879 que Philomène
entra, à son tour, dans la famille de saint Vincent. Elle avait toujours
ardemment désiré d'être Fille de la Charité; aussi profita-t-elle de ma
présence à Saint-Lazare pour solliciter cette faveur. Tout se passa dans le
secret, qui est l'âme des affaires. Le consentement fut accordé à Chauffailles
et à Paris, et celui des parents ne fut pas même demandé : Philomène crut
devoir éviter une démarche dangereuse et qui aurait pu avoir de l'éclat. Les
saints ont souvent agi de la sorte, et cette considération suffît pour
disculper, aux yeux de tous, notre chère sœur qui a
tant prié avant de prendre une telle détermination. Elle accourut en toute hâte à Paris, vers le milieu du mois do
septembre. Mais quelle surprise et quelle désolation pour la famille où elle
était tant aimée ! J'ose le dire, et je le sais positivement, un des motifs qui
l'ont portée à choisir une règle un peu plus sévère, c'est précisément parce
qu'elle se voyait trop aimée: elle a préféré s'éloigner davantage des siens
pour se rapprocher du bon Dieu.
Notre pauvre père ne survécut pas
longtemps à cette terrible épreuve. Comme notre mère il était miné par une
maladie de cœur qui s'aggravait de jour en jour. Le 24 juin 1880, il s'était
levé de grand matin, selon son habitude, pour rendre quelques services à nos
frères. Rien ne faisait prévoir un accident. Il rentra à la maison un peu
fatigué ; cependant il causa un instant avec notre mère, qui revenait de la
sainte messe. Un moment après, il se jette sur son lit, en l'absence de maman ;
en rentrant, elle s'en aperçoit, mais elle croit qu'il repose et se garde
bien de lui adresser la parole, de peur de le déranger. Tout à coup elle entend
do profonds soupirs ; elle appelle ce cher père, mais ne reçoit aucune réponse;
elle s'approche et cherche à soulever la tête du mourant, niais en vain ; elle
crie au secours, Pierre monte à la hâte; c'est trop tard ! On ne peut obtenir
aucune parole, et bientôt l'on ne distingue plus aucun signe de vie: notre
pauvre et cher père était mort, et pour comble de malheur, il était mort sans
les derniers sacrements !
Cette nouvelle jeta la consternation
dans toute la famille. Notre pauvre mère surtout, cette sainte épouse qui,
après son propre salut, n'avait rien tant à cœur que le salut de son mari, fut
plongée dans un abîme d'amertume et de désolation. Ses angoisses étaient
partagées par tous ses enfants; mais on osait à peine se communiquer ses sentiments
de crainte. Et, en effet, dans une famille comme la nôtre, comment avoir le
courage de dire à un frère ou à une sœur: « Peut-être que notre cher père n'est
pas au ciel ! peut-être ne pourrons-nous jamais le
revoir !» — « Hélas ! cher frère, m'écrivait Mariette
au mois de novembre, la pensée que papa soit mort sans confession me jette dans
une telle inquiétude sur son sort éternel, que j'en verse des torrents de
larmes ! Ce que je vous dis là, je ne l'ai dit à personne de la famille ; mais
à vous, je comprends que je puis vous le communiquer, comme pour soulager un
peu mon pauvre cœur. Cela ne m'empêche pas de beaucoup prier pour lui surtout
durant ce mois. Conjurons sans cesse le bon Dieu de nous préserver de la mort
subite».
Quelques semaines après, cette chère
sœur prenait un ton bien différent : « Vous reconnaîtrez en lisant cette
lettre, cher frère, disait-elle, que mon âme est maintenant dans une grande
paix au sujet de notre regretté père. Il est vrai que je ne puis pas encore
parler de lui sans que les larmes m'aveuglent ; mais j'ai
une grande confiance que nous le reverrons un jour au ciel, avec maman et ses
douze enfants. Prions qu'il en soit ainsi. Ce cher papa a une large part dans
toutes les indulgences que je puis gagner. »
Et ce sentiment do confiance, qui
succédait à tant de terreur, on le vit renaître peu à peu dans tous les cœurs,
même dans celui de notre pauvre mère. Que s'était-il donc passé? On avait
réfléchi sur les mérites de notre père et sur la miséricorde divine, et l'on
s'était dit avec raison : « Ce bon et cher père ne peut pas être damné ».
C'était, en effet, un bon chrétien, un chrétien convaincu, sans respect humain,
fidèle à tous ses devoirs religieux. Jamais il ne manqua la messe par sa faute
les dimanches cl les fêtes d'obligation, et de temps en temps, malgré la
distance de l'église, il y allait durant la semaine; il assistait régulièrement
aux vêpres. Il récitait ses prières avec une lenteur et un respect fort
édifiants et capables de faire rougir beaucoup de personnes qui font profession
de dévotion. Ajoutons à cela qu'il a eu l'incomparable mérite de faire le dur
sacrifice de cinq de ses enfants pour les donner au bon Dieu : par tant de
générosité, n'a-t-il pas acquis des droits à la grâce d'une sainte mort? Et
puis, que de prières faites pour lui ! Pour qui a-t-on jamais tant prié? Le
sachant atteint d'une de ces maladies qui amènent souvent un dénouement subit,
nous étions sans cesse préoccupés de son salut et nous faisions tous nos
efforts pour lui obtenir la mort des justes. Que n'a pas fait surtout notre
pieuse mère pour le sauver? Peut-on croire que le bon Dieu soit resté sourd à
tant de supplications ? N'y aurait-il donc pas eu pour lui de communion des
saints? Sa mort a été trop subite, dira-t-on peut-être : qui sait s'il a eu le
temps de demander pardon au bon Dieu? Mais un instant plus rapide que l'éclair
suffit pour se repentir avec le secours de la grâce ; or, notre père eut
peut-être plus d'une demi-heure pour se reconnaître en face de la mort et en
face de son Dieu, et certainement la grâce ne lui a pas fait défaut. Il a donc
bien pu crier miséricorde, s'il en a senti le besoin; et ces soupirs entendus
par notre mère, alors qu'il ne pouvait plus parler aux hommes, n'étaient-ce pas
les soupirs d'une âme à laquelle Dieu se montrait avec toutes ses perfections,
et qui, à cette vue, poussait un cri de douleur et d'amour? Mais enfin,
pourquoi cette mort subite, si Dieu a voulu le salut de notre père? Pour nous
faire trembler tous et nous avertir que nous devons toujours être prêts.
Quelques mois après ce triste
événement, M. l'abbé Fouilloux, alors curé de Trivy,
m'écrivait : « Dis-moi donc, mon cher ami, comment tu as pu boire ce calice de
la mort de ton pauvre père? Nous le croyions en pleine voie de guérison, et
c'est en ce moment qu'il nous échappe. Tout n'est pas perdu : ton bon père
avait bien des qualités et des vertus; c'était bien l'homme droit et
charitable. Et puis à Paray, dans l'asile du Sacré-Cœur, ne s'était-il pas
repenti de tout son cœur de quelques fautes échappées à la faiblesse ? Depuis
cette époque, le pauvre père n'était pas sorti de la maison, et tout porte à
croire que pendant sa maladie il s'est préparé à paraître devant Dieu. Donc,
espoir! »
Benoîte raconte qu'après cette
confession faite à Paray, quelques semaines avant sa mort, et à laquelle M. le
Curé fait ici allusion, ce cher père avait avoué qu'il était extraordinairement
content: voilà
bien la preuve d'une âme droite, qui a su se mettre tout à fait en paix avec le
bon Dieu. Depuis ce temps, non seulement notre père n’avait pas, eu l'occasion
de troubler cette paix par le péché, mais encore il avait fait preuve d'une
vraie piété durant le mois de Marie et le mois du Sacré-Cœur. Chaque jour du
mois de mai, dès qu’il voyait maman allumer les cierges du petit autel de
Marie, il prenait aussitôt son chapelet pour en réciter au moins une partie
avec sa sainte épouse. Dans la suite, noire mère aimait à rappeler ce trait
pour consolér ses enfants en se consolant elle-même.
Peu de jours avant sa mort, elle versait des larmes d'attendrissement en me le
racontant, et Ton comprenait qu'elle était entièrement rassurée sur le so/t éternel de ce bon père. Elle aimait à rapprocher la
conduite de papa d'une touchante histoire qu'elle avait lue dans la vie du
vénérable curé d'Ars-. Une veuve désolée était allée trouver le saint prêtre,
pour lui exposer la terrible inquiétude qu'elle éprouvait en pensant que son
mari était mort sans sacrements, « Mais, lui dit i'homme de Dieu, avez-vous
donc oublié les bouquets de fleurs qu'il vous apportait tous les jours du mois
de Marie, pour vous procurer le plaisir de les offrir à la sainte Vierge' ? Ce
sont cependant ces bouquets qui l'ont sauvé ! » Notre pieuse mère pensait avec
raison qu'une couronne de rosés, le chapelet, avait dû avoir encore plus de
puissance sur le cœur- de Marie pour assurer le salut de papa;
Je le répète, en terminant ce chapitre
et comme, pour résumer toutes les considérations qui- précèdent, nous avons une
infinité de raisons pour espérer de revoir noire père pendant toute l'éternité
au sein du bonheur céleste ; et, à mon avis, un dé nos principaux motifs de
confiance, c'est la confiance même de notre mère. Qui sait si elle n’a pas eu
sur ce sujet quelque révélation plus ou moins inconsciente, quelque
pressentiment excité en elle par Dieu ou par Marie ou par un ange ?
La famille fit graver sur la tombe de
ce cher père l'inscription suivante :
ESPÉRANCE !
Ici repose,
JEAN-MARIE GUILLOUX
décédé le 24 juin 1880
à l'âge de 66 ans.
Il fut tout dévoué à
sa famille,
à l’Église et à son
pays.
R. I.
P.