CHAPITRE III.
ÉTABLISSEMENT DES ENFANTS: NOMBREUSES VOCATIONS RELIGIEUSES.
VOYAGES A ARS, A GEX ET A PARIS.
MISSION A TRIVY. — PIERRE ET JENNY A ROME. ÉPREUVES DE 1870-71. — MORT DE JENNY.
1858-1876
Le moment approchait
d'établir les premiers membres de cette nombreuse famille. Notre sœur aînée était encore
jeune, il est vrai : elle n'avait que dix-sept ans ; mais elle était déjà une
personne sérieuse et mûre, et le parti qu'elle avait trouvé, offrait des garanties
particulièrement chères à notre mère. Elle était demandée en mariage par un
jeune homme presque
incomparable, extraordinairement laborieux,
d'un dévouement à toute épreuve, d'une foi et d'une piété peu communes. Maman n'hésita
pas à faire le sacrifice de celle qui lui eût été cependant si nécessaire pour l'aider à élever ses autres enfants. Le mariage fut célébré le 17 janvier 18b5. D'ailleurs, Benoîte n'était qu'à
quelques pas de sa mère, et chaque
jour elle venait la visiter : tantôt
c'était pour lui demander conseil, tantôt pour lui rendre quelque service. Notre excellent beau-frère était également
toujours à la disposition de nos parents. En un mot, les deux familles n'en
faisaient, en réalité, qu'une seule. Hélas ! ce cher
parrain, dont je ne puis écrire le nom que les larmes aux yeux, devait être
ravi trop tôt à l'affection de son épouse, de ses enfants et de toute notre
famille ! Mais n'anticipons point: nous aurons plus tard l'occasion de parler
de cette grande perte.
Peu de temps après le
mariage de Benoîte, Dieu demandait à nos chers parents un sacrifice d'un
nouveau genre. Notre sœur Jenny avait entendu la voix de Dieu qui lui disait,
comme autrefois à Abraham : « Quitte ta famille et ton pays, et viens en la
terre que je te montrerai ». Or, la terre que Dieu montra à celte pieuse sœur,
c'était la terre de la pauvreté volontaire, de la parfaite obéissance et de la
céleste chasteté, la terre de la vie religieuse : c'était la famille de saint
Vincent de Paul, « école admirable de toutes les vertus et de tous les
héroïsmes, dit M. Gelet, où la Charité elle-même
engendre des mères pour les orphelins, des institutrices pour les enfants
pauvres, des médecins pour les malades,
des consolatrices pour toutes
les douleurs. » II lui en coûterait sans doute de s'éloigner de sa
famille et surtout de sa tendre mère : Dieu seul sait les angoisses qu'éprouve
une âme lorsqu'elle se voit ainsi arrachée à ce qu'elle a de plus cher au
monde. Mais le Seigneur l'appelait : elle voulait faire vaillamment son
sacrifice.
Toutes les
difficultés se trouvaient donc du côté de nos parents. Il s'agissait d'une
entreprise extraordinaire et inouïe dans le pays, d'une séparation
excessivement douloureuse, d'une séparation pour toujours. La foi et le zèle
n'anéantissent pas la nature et surtout ne défendent pas la prudence. Quel coup
terrible dut porter au cœur si sensible de notre mère la manifestation du
dessein de cette chère Jenny ! Pour
savoir ce que le bon Dieu exigeait d'elle
en cette circonstance, elle
alla consulter l'oracle universel, le saint curé
d'Ars. Celui-ci, éclairé d'une lumière céleste, lui répondit sans hésiter : «
Oui, oui, vous devez laisser partir votre fille. » II paraît même qu'il aurait
ajouté : «. Elle ne sera pas seule : d'autres la suivront. » Paroles bien
frappantes, quand on considère ce qui s'est passé depuis: elles montrent bien
le doigt de Dieu se choisissant les enfants promis autrefois par notre mère.
Elles sont, en outre, bien encourageantes pour ceux qui ont été appelés ; car
il est doux de penser qui l'on est au service du Seigneur par une spéciale
disposition de sa Providence !
Notre père avait
accompagné maman à Ars. Il m'a raconté lui-même ses impressions peu d'années
avant sa mort. Il se confessa deux fois
au saint prêtre : la première fois, il
fut troublé et inquiet, parce qu'il ne put presque rien entendre de cette voix
si affaiblie par les jeûnes, les veilles et un ministère si accablant ; la
deuxième fois, il comprit tout, et il fut très-content
de tout ce que lui dit l'homme de Dieu. Ce contentement intérieur, cette joie
de l'âme, voilà une marque évidente de la droiture et des bonnes dispositions
de ce cher père. Lui aussi parla du projet de Jenny au saint prêtre et lui dit
que toutes ses filles songeaient à entrer en communauté : « Laissez-les faire,
lui répondit encore le vénérable curé; elles feront bien. »
La volonté de Dieu une fois connue, le sacrifice fut
fait avec un grand courage. Jenny quitta la famille au mois de mai 1857, à
l'âge de dix-huit ans. « Au départ de notre sœur qui nous a devancés au ciel,
dit Mariette, notre bonne mère versa beaucoup de larmes pendant une grande
partie de la nuit; mais, le matin, elle se rendit5 l'église pour unir son
sacrifice à celui de N. S., et la douleur fut ainsi adoucie et sanctifiée. »
Avant d'aller plus loin, disons encore un mot du
pèlerinage de nos parents à Ars. Ils en rapportèrent les impressions les plus
salutaires et en même temps les plus délicieuses, u Notre mère surtout, m'écrit
Mariette, aimait à nous répéter les instructions du saint curé. Ce qui l'avait
le plus touchée, c'étaient ces paroles prononcées avec l'accent de la sainteté
: — Oh ! mes enfants, vous n'aimez pas assez le bon
Dieu ! Vous ne l'aimez pas, c'est parce que vous ne le connaissez pas. Ah ! si vous le connaissiez, comme vous l'aimeriez ! — Et,
ajoutait notre mère, en disant ces mots, il paraissait transporté d'allégresse,
comme s'il avait entrevu les beautés divines. Ensuite il parlait du péché, et
de grosses larmes coulaient de ses yeux. » On comprend l'impression profonde
qu'avaient faite, sur le cœur de cette pieuse mère, de telles paroles sorties
de la bouche d'un saint.
Mais revenons à la vocation de nos sœurs. Mariette
bridait du désir de suivre Jenny : ce fut donc bientôt une nouvelle scène
d'adieux. Il est facile de juger combien il était pénible pour notre pauvre
mère de se voir ainsi privée de l'assistance de ses chères filles, précisément
à l'époque où elles pouvaient lui être si utiles. Cependant elle n'aurait pas
voulu contrarier les desseins du bon Dieu;
et, d'ailleurs, elle comprenait que ces chères enfants prenaient le
chemin de la perfection. Pendant que Mariette se disposait à partir, cette
pieuse mère lui dit un jour : « Tu es heureuse ! car,
lorsque tu seras en communauté, on t'apprendra à bien aimer le bon Dieu ! »
Elle ne se doutait pas, cette sainte femme, que sa vie était une pratique
continuelle de l'amour divin, et qu'avec
elle on pouvait très bien apprendre l'exercice de ce pur amour.
Ma chère marraine
suivit donc les traces de Jenny et quitta la famille le 27 septembre 1858. Elle
était également âgée de dix-huit ans à peine. Depuis près de trente ans, elle a
soin des vieillards, à l'hospice de Tougin, près de
Gex : c'est là sa première maison et son premier office. Que d'actes de
vertus, que d'œuvres de charité durant
ces trente précieuses années
! Et
en môme temps qu'elle fait tant de bien à ses chers
pauvres, qu'elle appelle ses soigneurs et ses maîtres, elle en fait aussi
beaucoup à la famille, par ses bons conseils, par ses pieuses lettres et
surtout par ses incessantes prières.
Pendant que Jenny et Mariette se faisaient Filles de
la Charité, ou du moins peu d'années après, en 1860, Mélanie, qui n'avait
encore que dix-sept ans, se dirigeait vers Chauffailles, maison-mère
de la congrégation du Saint-Enfant-Jésus, récemment
établie dans le diocèse d'Autun. Des religieuses de cette communauté
travaillaient avec fruit à Trivy, où M. Barret, curé
de la paroisse, les avait appelées quelques années auparavant. La règle n'est
pas sévère : les sœurs peuvent facilement revoir leurs familles. L'institut,
d'ailleurs, rend de grands services dans un bon nombre de communes. Ces
considérations déterminent la vocation d'une multitude de jeunes personnes qui
ne veulent pas demeurer dans le monde et ne se sentent cependant pas appelées à
une vie plus austère :" comme la divine Providence est admirable dans la
conduite des âmes !
Depuis plus de vingt-cinq ans, Mélanie instruit les
enfants, formant leur cœur aussi bien que leur esprit: que de mérites elle a dû
acquérir ! En outre, comme elle n'est pas loin de la famille, on va de temps on temps passer
quelques jours heureux auprès d'elle, et de temps en temps aussi elle peut
venir faire le bonheur de tous par sa présence pendant une semaine ou deux.
Tout le monde l'aime et voudrait la posséder. Que de fois elle a été la
consolation de notre pauvre mère séparée de ses autres filles ! Puisse sa santé
se fortifier, afin qu'elle soit en état de continuer encore pendant de longues
années ses œuvres si méritoires ! .
Quatre ans après le départ de Mariette, en 1862, nos
parents, impatients de la revoir, firent le voyage de Gex. Ils se figuraient un
peu que sa vie devait être triste et mélancolique. Mais ils constatèrent
facilement que cette pieuse fille était incomparablement plus heureuse au
milieu de ses vieillards que le reste de leurs enfants dans la maison
paternelle : ils comprirent que dans sa vocation il y avait quelque chose de céleste et de divin. Volontiers notre mère
se serait également faite servante des pauvres pour jouir des mêmes
bénédictions, si telle eût été la volonté du bon Dieu. Il paraît qu'elle ne
pouvait se lasser de prier dans la petite chapelle de la communauté. « 0 vie
religieuse, devait-elle se redire, que tes attraits sont doux!» Ce qui avait
surtout charmé nos parents à Gex, c'était le .bon accueil qu'ils y avaient
reçu. De retour à Trivy, ils ne cessaient de raconter les joies de leur voyage.
En 1863, nos parents eurent à se préoccuper de notre
frère aîné : il allait tirer au sort, et il fallait à tout prix le conserver à
la famille. Son intelligence et son amour du travail le rendaient précieux pour
les affaires. Sans hésiter, notre bon père l'assura par le mode d'association
autrefois en usage avant le tirage au sort. On s'imagine aisément combien notre
tendre mère fut heureuse de garder auprès d'elle ce cher fils, elle qui ne
pouvait pas retenir ses filles, parce que le bon Dieu les lui demandait. Et
comme il était nécessaire de trouver une aide pour cette pauvre mère,
Jean-Marie s'établit bientôt : le 23 juin de la môme année, il épousa Marie Aucaigne, personne laborieuse comme lui et qui a toujours
fait preuve d'un excellent esprit de famille au milieu de nous.
Quelques temps après, maman conçut le désir de revoir
Jenny avant de mourir. Cette chère sœur était à Paris (Clichy): comment
réaliser un si long voyage? L'entretien de sa nombreuse famille ne permettait
pas à notre mère de faire des économies. Elle pria beaucoup pour obtenir le
moyen de satisfaire son maternel et pieux désir. Ses prières furent exaucées,
et tout le monde reconnut l'intervention de la Providence dans le trait naïf
que voici :
Au printemps de l'année 1865, notre père avait fait,
comme de coutume, l’achat de jeunes porcs pour l'année. En les amenant de Dompierre, il en trouve en route un tout petit qui vient se
jeter au milieu d'eux; il fait tous ses efforts pour le renvoyer, mais il n'y
peut réussir. En arrivant à la maison, il appelle aussitôt maman et lui dit : «
Tenez, il y a longtemps que vous désirez un petit animal comme celui-ci, je
vous l'ai trouvé aujourd'hui: gardez-le et soignez-le comme vous l'entendrez,
tout le gai» sera pour vous, et ainsi vous pourrez faire le voyage de Paris».
Maman, qui craignait tant de s'emparer du bien d'autrui, voulut qu'on fît
d'abord publier la trouvaille dans plusieurs localités voisines; mais personne
ne se présenta pour la réclamer. Elle en donna la valeur aux pauvres et se
disposa à faire le plus riche gain possible. L'animal, qui était d'abord de
beaucoup inférieur aux autres, fut si
bien soigné qu'il ne (arda pas à les atteindre; il faillit même les devancer,
quoique cette année-là tous aient bien réussi. A la fin du mois de décembre il
fut vendu 150 francs. La somme était suffisante, parce que noire mère pouvait
voyager à peu de frais, portant sa frugale nourriture dans un panier et
économisant sur toutes choses, non point par avarice, certes, mais par cet
esprit de pauvreté qui est une grande et rare vertu. Une occasion
providentielle fixa l'époque du voyage : une bonne sœur de la communauté de
Saint-Joseph de Cluny, que notre mère avait connue à Ozolles et qui devait se
rendre de Brandon à Paris pendant l'automne de 1866, s'offrit pour lui servir
de guide. Oh ! que notre mère fut heureuse de cette
rencontre et comme ces deux pieuses femmes durent voyager saintement !
Arrivée à Paris, maman loua, pour quinze jours, une
modeste chambre dans le voisinage des sœurs, et toutes ses journées purent se
passer auprès de sa chère fille, qu'elle avait été si heureuse de retrouver
après neuf ans d'absence. Jenny avait la permission de la promener partout où
elfe voudrait; mais il va sans dire que presque toutes les visites de cette
pieuse mère furent pour les églises de Paris; elle aimait surtout à se rendre
au sanctuaire de N.-D. des Victoires, dont elle conserva jusqu'à la mort un
délicieux souvenir. Notre sœur ne manqua pas de la conduire à la chapelle des
Prêtres de la Mission, qui sont également les enfants de saint Vincent de Paul.-
C'était un dimanche: notre mère fut émerveillée du chant et des cérémonies;
jamais elle n'avait entendu ni vu rien de semblable. Elle m'en parla plus tard
bien souvent, sans soupçonner que j'aurais un jour le bonheur d'appartenir, moi
aussi, à la famille de saint Vincent et de prendre part aux belles fêtes de
Saint-Lazare.
La joie qu'elle goûtait auprès de sa chère fille fut
mélangée de tristesse, quand Jenny lui découvrit le dessein qu'elle avait de
partir pour l'étranger. Mais elle était trop généreuse pour reculer devant ce
nouveau sacrifice ; aussi n'hésita-t-elle pas à lui répondre : « Mon enfant,
allez: vous êtes au bon Dieu avant d'être à moi.»
Son retour était attendu avec impatience : on
craignait qu'il ne lui fût arrivé quelque malheur. Quelle joie dans la famille
quand on la vit reparaître après une si longue absence ! Que de choses elle
avait à nous dire ! Mais c'étaient toujours des choses pieuses. Toutefois, elle
cacha discrètement l'intention de Jenny, de peur qu'on ne lui reprochât de lui
avoir donné son consentement avec trop de facilité. Six mois après, cette chère
sœur nous écrivit d'Italie: elle était à
l'hôpital de Ferentino, à quinze lieues environ de
Rome, dans les Etats-Pontificaux. Cette lettre fut un
coup de foudre pour papa, qui ne soupçonnait rien dans ce sens. Il manifesta un
certain mécontentement, surtout de ce s que Jenny fût partie sans l'avertir.
Mais notre mère parvint à le calmer en lui parlant le langage de la foi;
d'ailleurs, cette chère Jenny écrivait des lettres si charmantes, si gaies, que
l'on se rassura bientôt à son sujet, en comprenant qu'une .Fille de la Charité
est heureuse partout, que partout elle continue à aimer beaucoup ses parents,
tout en se dévouant pour les pauvres.
Mais revenons un peu en arrière. C'est au mois de juin
de cette année-là que Claudine quitta le Truge: elle épousa Jean Vouillon de la Vernée, l'aîné de
la famille, un homme intelligent, qui était déjà depuis longtemps chargé de la
direction des moulins de son père. Le départ de cette sœur robuste et
courageuse était une grande perte pour maman ; mais nous l'avons souvent
remarqué, notre tendre mère savait toujours s'oublier pour ne songer qu'aux
intérêts de ses enfants. D'ailleurs, la distance n'était pas grande, on pouvait
se voir assez- fréquemment et entretenir ainsi l'esprit de famille: ce qui
était un avantage grandement apprécié.
Un autre événement de l'année 1866 que je ne dois
point passer sous silence, ce fut la mission donnée à Trivy, grâce à la
générosité de M. Barret, son zélé pasteur. Deux
oblats de Marie-Immaculée, les R.R. P.P. Conrad et
Stanislas, missionnaires dans le diocèse d'Autun, vinrent évangéliser ce cher
pays durant le temps de l’avent. Quel admirable aspect offrit alors Trivy
pendant quelques semaines! Quel empressement de la part de toute la population,
pour assister à tous ces saints exercices ! Mais je puis dire, sans manquer à
la vérité ni à la modestie, que la famille Guilloux donna l'exemple en cela,
grâce à l'impulsion de notre pieuse mère ; bien des fois, le soir, la maison
demeura sans autre gardien que la Providence.
O heureux jours I Merci, vénérés missionnaires, de
tant de bien que vous avez fait à mon pays ! Ce bien s'est perpétué longtemps ;
mais, hélas ! depuis quelques années, je ne sais quel
souffle empesté a passé sur cette terre arrosée de vos sueurs, et a desséché,
dans un certain nombre d'âmes du moins, les fruits précieux de vos travaux : on
a été assez malheureux pour prêter l'oreille aux mensonges débités par les
envoyés de Satan, et bientôt de tristes scandales sont venus désoler cette
paroisse alors si édifiante. Ah ! du haut du ciel où vous êtes sans doute
maintenant, jetez sur elle un regard de compassion
; priez pour que la foi ne diminue pas dans Trivy, où il y a encore tant de
bonnes âmes et où se manifestent tant de vocations ecclésiastiques ou
religieuses !
Pendant ces
jours bénis de la mission, une
circonstance affligea le cœur de notre mère : ce fut l'absence de Pierre, qui
ne put point profiter d'un si grand bienfait. Ce cher frère avait tiré au sort
au commencement de l'année. Comme il était de la réserve, il aima mieux, faire
quelques mois de service ; car ainsi il évitait des frais énormes et de plus il
sauvait son frère, Jean-Pierre-Marie, dont le tour
devait bientôt arriver. Durant la fin de
l’année 1866, il faisait donc ses trois premiers mois à Mâcon. D'après le cours
ordinaire des choses, il ne lui restait plus que trois autres mois à faire en
deux fois. Mais de curieuses destinées l'attendaient : dès le mois de mai 1867,
il fut appelé au chef-lieu du département ; à peine arrivé là, il apprit que
son régiment allait partir pour Chambéry. Notre bon père accourut aussitôt pour
le consoler et pour se rendre compte de la situation. Quand à notre mère, elle fut désolée de voir
partir si loin ce cher enfant; elle ne faisait que pleurer et prier. Elle
savait qu'un soldat n'a pas les mêmes secours qu'une religieuse : aussi
avait-elle eu soin de confier Pierre à la garde spéciale de la sainte Vierge et
de saint Joseph, dont elle lui avait donné les médailles en. lui
faisant promettre de les porter toujours comme un bouclier divin.
De Chambéry, le régiment de Pierre se rendit au camp
de Satonay, près de Lyon. C'est de là qu'arriva, au commencement du
mois d'octobre, une nouvelle qui terrifia toute la famille : notre cher frère
allait partir pour Rome. Garibaldi, un des plus méchants hommes de ce siècle et
l'ennemi le plus déclaré du Vicaire de Jésus-Christ, venait d'attaquer les Etats-Pontificaux moralement nécessaires à N. S. P. le Pape
pour l'indépendance de son pouvoir spirituel. La France protégeait le chef de
l'Eglise, et un renfort de 10000 hommes, parmi lesquels Pierre avait l'honneur
de se trouver, devait aller porter secours aux braves Zouaves. Mais une
politique indécise et suspecte gêna leur départ: ils attendirent huit jours à
Toulon avant de s'embarquer, et au lieu de trente-six heures, durée ordinaire
de la traversée, ils restèrent cinq jours en mer, tantôt avançant, tantôt reculant, comme si
on avait voulu laisser à l'ennemi le temps de vaincre. C'est le 2 novembre
seulement qu'ils débarquèrent à Civita-Vecchia, et
ils n'arrivèrent qu'à la fin de la lutte.
Quoi qu'il en soit de cette politique que je n'ai pas
à qualifier ici, Dieu avait combattu pour les troupes pontificales: déjà la
bataille de Montana avait eu lieu et les braves Zouaves avaient mis en fuite
les soldats impies. Pierre assista cependant à la Bataille de Monte-Rotondo, qui assura enfin la victoire et la paix.
Plus tard il reçut une croix de Pie IX, comme tous ses compagnons d'armes.
Depuis son départ, toute la famille était dans la plus
profonde inquiétude sur son sort. II est vrai que, pour nous rassurer, il
montrait dans ses lettres un grand
courage, une grande confiance;
mais bientôt on finit par n'avoir plus de nouvelles. Quelles angoisses
pour le cœur d'une mère, qui affectionnait particulièrement ce bon fils ! Que
de larmes versées ! mais surtout que de prières
adressées pour lui au Ciel ! Elle en demandait à toutes les personnes qui
s'intéressaient à la famille : la prière fut toujours son refuge, sa
consolation dans toutes les épreuves. Nous allons voir maintenant comment elle fut exaucée.
Non seulement Pierre échappa aux dangers de la guerre,
mais encore il goûta à Rome des joies incomparables. D’abord, il lui fut ainsi
donné de visiter la patrie des martyrs et des papes et de voir celui qui tient
ici-bas la place de J. C. ; mais ce qui le rendit surtout heureux, ce fut de
retrouver cette chère sœur Jenny que personne d'entre nous n'espérait revoir
sur la terre. Dès son arrivée à Rome, il lui envoya lettre sur lettre. Mais les
communications étaient alors interrompues : il ne recevait aucune réponse.
Enfin, le 27 novembre, on le demande tout à coup dans un hôpital. Jenny a fini
par recevoir de ses nouvelles et elle est aussitôt accourue avec la permission
de rester plusieurs jours auprès de
lui. La supérieure de l'hôpital présente
à Pierre quatre Filles de la Charité, en lui disant de choisir sa sœur ; il
répond : « Ma sœur n'est pas ici. » Après dix ans de séparation, il ne pouvait
la reconnaître. Pendant les deux premières heures, raconte Pierre, ils se
parlaient comme des étrangers. Mais subitement ils se sentent touchés tous
deux, sans pouvoir se dire un seul mot ; les larmes coulent en abondance. Alors
Jenny le saisit par la main et lui dit: «Pauvre frère, c'est bien le bon Dieu
qui t'a envoyé pour me voir: que je suis heureuse de te retrouver si loin de la
maison paternelle ! Quel bonheur, en effet ! quelle
scène émouvante ! Impossible d'exprimer les sentiments qui remplirent alors
leurs cœurs ; mais ce que je puis dire, c'est qu'ils inondèrent le pavé de
leurs larmes, et quelles douces larmes !
Après un entretien de cinq ou six heures, Pierre va
rejoindre son régiment. Quelle surprise ! quel contretemps
! On vient de recevoir l'ordre de repartir dès le lendemain pour la France. Que
faire?
Ce cher frère retourne à la hâte auprès de Jenny pour
lui apprendre la triste nouvelle : il faut se faire les derniers adieux ! Cette
fois leurs larmes sont amères. Cependant ils se séparent contents et en
bénissant Dieu du bonheur inattendu qu'il leur a fait goûter en ce jour
mémorable.
Qui pourrait dire le soulagement et la joie qu'éprouva
le cœur de notre mère, quand elle apprit l'entrevue de ses deux chers enfants
et le retour de Pierre? Qui pourrait dire surtout avec quel amour elle remercia
le bon Dieu d'avoir exaucé ses prières et mis fin à ses inquiétudes ?
Notre frère, rentré à Toulon, y fit un petit séjour ;
de là il se rendit à Douai. La route devait être longue et difficile ; mais il
n'en soumit pas trop : son courage et sa gaieté le sauvaient toujours.
Toutefois, comme il était impatiemment désiré dans la famille, il se détermina
à se faire remplacer au service pour les quelques années qui lui restaient
encore, quoiqu'il fût aimé de ses chefs et de ses camarades. Bien des
formalités furent nécessaires et la somme qu'il fallut dépenser fut encore
énorme. Ce n'est que vers le milieu de l'année 1869 qu'il put enfin quitter son
régiment. Notre mère ne pouvait manquer d'être extrêmement contente en voyant
revenir ce cher enfant depuis si longtemps perdu et si durement éprouvé.
Pas d'autres
faits remarquables vers celte époque ; arrivons à l'année 1870. Des événements
de divers genres se préparent pour la famille et pour le pays.
Le premier, par ordre de date, fut mon début dans
l'étude du latin. A ma naissance, paraît-il, il avait été dit que je serais
prêtre. M. Barret l'avait souvent répété à nos
parents, qui ne désiraient pas mieux que de voir se réaliser cette sorte de
prophétie. On comprend sans peiné
combien notre pieuse mère surtout devait souhaiter ardemment d'avoir un prêtre
parmi ses fils. Quand à moi, j'étais trop jeune pour prendre une détermination
si importante. Ce que j'entendais dire autour de moi me frappait
singulièrement; mais j'hésitais à imposer à mes parents des sacrifices si
considérables, dans la crainte de ne pouvoir réussir : je m'effrayais des
études à faire, et la vie sacerdotale me paraissait d'une trop haute
perfection. Le vénérable M. Barret, qui devait bientôt quitter Trivy, sut m'inspirer du
courage et de la confiance, et, le 11 janvier 1870, je commençai mes études
ecclésiastiques sous la direction de M. le curé de Meulin.
Au mois d'octobre suivant, je partis pour le petit-séminaire
de Semur-en-Brionnais : nouveaux déchirements pour le cœur de notre mère.
Je dis nouveaux, car déjà ce pauvre cœur venait d'être
brisé par le départ de Pierre et de Jean-Pierre-Marie.
La guerre avec la Prusse avait éclaté au mois de juin ; les anciens soldats
avaient été appelés sous les drapeaux. Pierre fut atteint Je premier; puis vint
bientôt le tour de Jean-Pierre-Marie qui faisait
partie de la garde mobile. Les nouvelles devenaient de jour en jour plus
alarmantes. Que de sang versé ! que de privations, de
souffrances et de dangers pour les pauvres soldats ! Notre mère passait ses
jours et ses nuits dans des angoisses continuelles et ne cessait de prier pour
ses chers enfants. Avant leur départ, elle avait eu soin de les faire approcher
des sacrements, et leur exemple avait été suivi par la plupart de leurs
compatriotes.
Cependant une Providence spéciale veillait sur nos
chers frères. Pierre était retourné à Douai, où son capitaine l'avait pris à
son service personnel et lui avait même confié le soin de ses enfants. Quant
à Jean-Pierre-Marie, il
passa quelques mois à Mâcon, d'où il pouvait revenir fréquemment. A la
fin de l'année, il fut renvoyé dans sa famille, on n'a jamais su par quel
hasard; ou plutôt c'est la divine Providence qui le rendit à nos pauvres
parents, auxquels sa présence était bien nécessaire.
A la guerre vint se joindre un autre fléau qui désola
plusieurs régions et particulièrement la paroisse de Trivy. On était au mois de
janvier 1871. La petite vérole atteignit à peu près toutes les familles ; sur
une population de 800 âmes, il y eut cinquante victimes en un mois. Il ne m'est
pas facile de raconter les détails de cette triste époque, puisque j'étais
absent. Mais les récits que l'on m'en faisait aux vacances suivantes,
m'arrachaient des larmes. A un moment, tous les membres de la famille étaient
atteints de la contagion ; seuls notre père et notre
mère avaient encore un peu de forces pour soigner leurs enfants et faire le
travail le plus indispensable.
Mais le plus grand malheur fut la mort de notre cher
beau-frère, Claude Clément. Il fut emporté par le fléau en quatre jours, sans
avoir pu être visité par M. le curé alors trop occupé auprès de tant de
moribonds. Quelle désolation pour tous, mais surtout pour notre pauvre sœur
Benoîte, qui n'a jamais pu se consoler ! Il est si triste de voir mourir sans
sacrements ceux que l'on aime ! Cependant,
nous avons bien des motifs
de nous rassurer et d'avoir
confiance : notre cher défunt aimait le bon Dieu de tout son cœur et avait
horreur du péché ; c'était un vertueux chrétien. En voyant que le prêtre ne
pouvait venir à son secours, ne s'est-il pas jeté tout entier entre les bras de
la Miséricorde divine? Et N. S., aurait-il donc été sourd à sa voix en ce moment de grâces
extraordinaires? D'ailleurs, que de prières autour de son lit, de la part de sa
pauvre femme et de ses deux enfants, delà part surtout de cette belle-mère qui
l'avait toujours tant estimé à cause de sa piété et qui a dû le sauver? Les
bénédictions toutes spéciales accordées à Madeleine et a
Claude sont une nouvelle preuve que leur bon père est dans le ciel, où il prie
pour eux.
Enfin, le calme
se rétablit après la tempête : le fléau cessa, la paix se fit entre les
puissances ennemies, et Pierre put définitivement rentrer dans la famille. Mais
bientôt nos parents durent faire un nouveau sacrifice. Philomène, qui avait
attendu avec une sainte impatience le jour où elle serait moins indispensable à
la maison paternelle, partit à son tour, au printemps de cette année 1871. Elle
aussi avait entendu la voix du céleste Epoux qui lui disait: «Ecoute, ma fille,
et vois ce que je t'offre à la place du monde ; incline ton oreille et suis mon
conseil : oublie ton pays, ta famille et la maison de ton père, et tu
deviendras l'épouse chérie du Roi des rois. » Je me rappelle combien celte
chère sœur soupirait après un tel bonheur. Elle fut donc docile à la voix du
Seigneur et alla rejoindre Mélanie dans la congrégation du Saint-Enfant-Jésus.
Mais quelle perle pour la famille ! car elle était
l'ange du foyer : toujours modeste, toujours aimable, toujours dévouée !
A la fin de cette même année, une terrible nouvelle
arrivée d'Italie vint nous désoler tous : notre chère sœur Jenny, non contente
d'avoir quitté la maison paternelle d'abord, et ensuite la France, avait quitté
cette terre elle-même pour monter au ciel, la première des douze. Voici la
lettre par laquelle sa supérieure annonça cette triste nouvelle à notre père :
Hôpital de Férentino, 30
novembre 1871.
Monsieur,
J'ai la douleur de vous annoncer la mort de votre
fille et notre compagne, sœur Guilloux, qui a eu lieu le 28 du courant. Cette
chère enfant a fait la mort la plus édifiante : aussi, malgré tous les soins
qui lui ont été prodigués pendant sa maladie et les prières qui ont été faites
pour le rétablissement de sa santé, le bon Dieu a-t-il voulu l'appeler à Lui,
pour la récompenser des constants services qu'elle a rendus aux pauvres
malades. Quelques heures avant sa mort, elle m'a chargée de vous dire qu'elle
était contente et heureuse de mourir, et de mourir Fille de la Charité. Dans ma
douleur d'avoir perdu une si bonne compagne, c'est une consolation pour moi de vous transmettre ces édifiantes paroles.
Agréez, etc.
Sr LASSERRK,
Sup.
Cette nouvelle brisa sans doute le cœur de notre mère,
qui était si tendre. Cependant, elle fut bientôt tellement persuadée que sa
chère fille était au ciel, qu'elle cessa de la pleurer et n'eut plus dès lors
d'autre désir que celui d'aller la rejoindre dans la patrie céleste. Mais elle
était encore nécessaire aux siens, et, d'ailleurs, à l'exemple de saint Martin,
elle ne refusait pas de travailler davantage pour ses enfants et pour Dieu.
Un an après le départ de Philomène, elle fut remplacée
auprès de maman par une nouvelle belle-sœur : le 30 avril 1872,
Pierre épousa Jenny Dargaud, de Curtil, personne simple et pieuse, bien digne d'entrer dans
la famille Guilloux. De leur union sont nés de nombreux enfants,.qui semblent vouloir tous se consacrer au bon Dieu :
preuve de l'excellente éducation qu'ils reçoivent et gage des bénédictions
divines. Au mois de novembre suivant, ce fut le tour de Marie-Claudine : elle
fut mariée à Jean-Pierre Seraud, qui, lui aussi,
montre un dévouement infatigable pour sa jeune famille. Daigne N. S. les bénir
tous, parents et enfants !