CHAPITRE II.

LA FAMILLE GUILLOUX,

MARIAGE DE NOS PARENTS : NOMBREUX ENFANTS.

UNE JOURNÉE DE NOTRE MÈRE.

PRINCIPALES VERTUS :  RÉPUTATION DE SAINTETÉ. RÔLE DE NOTRE PÈRE.

1836-1855.

Jeanne-Marie était donc décidée à embrasser le saint état du mariage, uniquement pour se confor­mer à l'adorable volonté de Dieu.

Mais où trouver un époux digne d'elle? Quel sera l'heureux jeune homme qui méritera de s'unir avec une si sainte fille? Le Saint-Esprit nous dit qu'une excellente épouse est un don de Dieu, un don qu'il fait à celui q»i l'a mérité par ses bonnes

œuvres.

Il paraît que notre mère fut assez recherchée en mariage ; mais elle sut montrer une grande ré­serve dans une affaire d'une  telle  importance. Par principe de vertu, elle ne laissait pas revenir deux fois le môme jeune homme, quand elle re­connaissait que ce n'était pas celui que Dieu lui destinait. Elle ne voulait point un mari moins âgé qu'elle, de peur que le respect et l'esprit de soumission exigés de la femme n'eussent à en souffrir. Cependant elle a consenti à s'unir à notre père, quoiqu'il eût quelques mois de moins qu'elle, parce que la différence était peu sensible, et surtout, je crois, parce qu'elle comprit intérieurement que telle était la volonté de Dieu. Mais, avant de parler de leur mariage, il faut faire connaître la famille Guilloux.

Notre grand-père, Louis Guilloux, était également originaire de Verosvres, de sorte que toute notre famille sort de cette excellente paroisse. Il avait quitté les Certines juste au commencement de ce siècle. Notre grand’mère, Jeanne Gelin, était des Janots (commune de Montmelard). Ils eurent huit enfants : trois garçons et cinq filles. Il ne reste aujourd'hui que notre oncle Claude Guilloux et notre tante Benoîte Clément.

Notre père était l'aîné des garçons: il naquit à Trivy le 13 juin 1814. Il n'avait que 17 ans lorsque son père mourut, en 1831, et il se trouva dès lors à la tête des affaires, sous la direction de notre grand'mère, qui administra les biens jusqu'en 1842. Son intelligence, sa gravité et sa prudence le rendaient digne de toute confiance : aussi son autorité fut-elle reconnue et respectée sans peine par ses frères et ses sœurs. On aurait dit qu'il était fait pour commander, et dès cette époque on lui obéit comme à un vénérable père de famille.

Ce fut à l'âge de 22 ans qu'il songea à se choisir une épouse. Guidé sans doute par la Providence, il alla la chercher dans le pays natal de son père, à Verosvres ; et là il jeta les yeux sur Jeanne-Marie Thomas, cette orpheline si édifiante que plusieurs familles auraient voulu posséder. La jeune tille, trouvant en lui un homme mûr sur lequel elle pouvait compter, consentit à lui donner sa main. Ces deux cœurs se comprirent, et ils conçurent dès lors l'un pour l'autre une estime qui ne se démentit jamais. Mais avec quelle réserve et quelle modestie se firent les préparatifs du mariage, qui sont si souvent une occasion de beaucoup de péchés ! Notre père a avoué que sa sainte épouse était d'une délicatesse de conscience incomparable.

Ajoutons, pour montrer encore davantage leur respect mutuel, qu'ils ne se tutoyèrent jamais. Certaines personnes y trouveront peut-être à redire ; mais si ce respect existait dans toutes les familles, il y en aurait moins de malheureuses.

C'est ce même respect qui s'est communiqué à leurs nombreux enfants. Jamais aucun d'eux ne s'est permis de tutoyer son père ou sa mère, et je puis ajouter que jamais aucun d'eux ne leur a désobéi formellement. Jamais il ne fut nécessaire de recourir aux punitions et aux graves corrections : un mot du père ou de la mère suffisait pour ramener aussitôt au devoir ceux qui semblaient s'en écarter. De là cette paix et celte intimité qui ont toujours fait l'honneur de notre famille et ont produit de si beaux résultats au moment du partage de nos biens : paix et intimité qui font encore maintenant notre consolation. Bel exemple pour les jeunes ménages!

Mais revenons à l'époque du mariage de ces vénérés parents. La cérémonie eut lieu le 1ier février 1836 ; les deux époux avaient l'un et l'autre vingt-deux ans. Le jour des noces, on le devine facilement, tout se passa dans l'ordre le plus parfait. Notre mère s'était préparée par la prière et une fervente communion à la réception de ce grand sacrement. Elle reconnaissait, dans l'époux qui lui était donné, l'image de J.-C. et un chef auquel elle devait une parfaite soumission ; de son côté, elle se regardait comme l'image de l'Eglise, qui doit se conserver pure et immaculée aux yeux de son céleste Epoux. Tous les sentiments qui l'animaient alors étaient surnaturalisés par la foi. Aussi doit-on dire qu'en retour de si excellentes dispositions toutes les prières de la messe et de la cérémonie du mariage ont été exaucées en sa faveur. Qu'on en juge par quelques exemptes: « O Dieu, dit le prêtre, ô Dieu qui avez, par un si excellent mystère, consacré l'union conjugale, pour figurer l'union divine de J.-C. et de l'Eglise dans le sacrement du mariage, jetez un regard favorable sur- votre servante ici présente, qui, devant contracter aujourd'hui l'alliance matrimoniale, demande le secours de votre protection : que ce joug soit pour elle un joug d'amour et de paix; qu'elle soit une épouse fidèle et chaste dans le Christ, et qu'elle marche constamment sur les traces des saintes femmes; qu'il n'y ait rien dans ses actes qui soit au pouvoir de l'auteur de toute prévarication; qu'elle soit grave, modeste, prudente; qu'elle ait une nombreuse postérité, mais surtout qu'elle soit d'une innocence et d'une fidélité à toute épreuve». Encore une fois, y a-t-il seulement un de ces vœux qui ne se soit point réalisé dans cette pieuse femme?

Après la cérémonie du mariage, notre mère vint donc au Truge, à cinq kilomètres environ de Chevannes. Elle apportait avec elle une dot très-respectable pour l'époque, mais surtout le précieux trésor de ses vertus et de ses exemples. Avec ce gage des bénédictions divines, elle devait faire à Trivy un bien immense.

Ce fut pour son cœur un grand et dur sacrifice de s'éloigner des siens dont elle était tant aimée, pour se rendre dans un pays et au milieu d'une famille qu'elle connaissait à peine.   Mais elle se sentait conduite par h main de Dieu et elle n'osait pas reculer. Malgré l'estime et Je respect qu'on eut généralement pour elle au Truge, il paraît qu'elle eut à souffrir de la part de certaines personnes qui auraient dû, au contraire, s'efforcer Je la rendre heureuse: peut-être la trouvait-on trop  dévote, comme si sa dévotion avait été un défaut.  0'ailleurs, clans cette seconde famille, ce n'étaient plus les mêmes caractères ni les mêmes habitudes que dans la première. Mais notre sainte mère ne se plaignit à personne de ses souffrances intérieures : elle n'en parlait qu'à Dieu dans le secret de là prière, pour les lui offrir, tout en demandant la grâce de les supporter en silence et avec une patience inaltérable. A la voir si prévenante, si douce, si aimable, on n'aurait pas soupçonné qu'elle souffrait dans son cœur. O vertu vraiment héroïque ! Ce n'est que plusieurs années plus tard, lorsqu'elle fut plus seule, plus libre, qu'elle dit confidentiellement à une personne capable de la comprendre : « Ce n'est que de cette année que je suis habituée à Trivy. »

Ces épreuves préparaient les bénédictions qui devaient un jour inonder sa famille. Il est vrai que de telles bénédictions se firent un peu attendre; mais ce fut pour qu'elles devinssent plus visibles. Que d'exemples de ce genre ne trouve-t-on pas dans la vie des saints ? « Voyant que Je bon Dieu fardait à me donner des enfants, me disait-elle peu de jours avant sa mort, je lui déclarai que je préférerais en avoir plutôt une douzaine, et je promis de lui en consacrer la moitié, si j'arrivais à ce beau nombre.» N'y a-t-il pas quelque chose de frappant dans la manière dont son désir s'est réalisé et sa promesse accomplie ! On dirait un vrai miracle : les douze enfants sont venus au monde, et cinq se sont consacrés au service du Seigneur: c'est bien près de la moitié promise !

Voici l'ordre dans lequel se sont succédé ces douze naissances :

1° Benoîte, née le 16 janvier 1838 ;

2° Jenny ( Jeanne-Victoire ), née le 23 juillet

1839;

3° Mariette, née le 1 6 décembre 1840;

4° Jean-Marie, né le 13 février 1842;

5° Mélanie (Jacqueline),  née  le  4 novembre 1843;   

Pierre-Marie, né le 8 janvier 1845 ;

7° Claudine, née le 7 décembre 1846;

Jean-Pierre-Marie (dit le Fils), né le 26 mai 1848;

9° Philomène (Benoîte-Pierrette), née le 3 sept. 1850;

10° Jeanne-Marie-Claudine, née le 21 mai 1852 ;

11° Etienne, né le 24 mai 1854 ;

12° Claude-Marie, né le 10 janvier 1856.

Douze enfants dans l'espace de dix-huit ans, tous vivants, tous robustes, pas un d'infirme : voilà, il faut l'avouer, une belle réponse du bon Dieu aux vœux de notre mère ! Et c'est elle, dont le tempérament paraissait si délicat et le corps si frôle, c'est elle-même qui nous a tous nourris de son propre lait, à l'exception d'une de nos sœurs qui dut être confiée quelque temps à une nourrice. Le sang qui coule dans nos veines, c'est donc le plus pur sang de notre mère, c'est le sang d'une sainte ! Oh ! respectons-le, ne le déshonorons jamais ! C'est tout ce qu'elle demande de nous en retour de la vie qu'elle nous a donnée au prix de tant de fatigues et de souffrances !

Durant cette période de vingt années, jusqu'à ce que nous eussions un peu grandi,- quelle a été la vie de notre mère? Telle qu'elle m'a été racontée, ce fut la vie la plus laborieuse, la plus méritoire, la plus sainte qu'une mère chrétienne puisse mener. Encore n’a-t-on pu voir que l'extérieur ; que serait-ce si on avait pu découvrir les perfections de sa belle âme? On s'imagine sans peine quels soucis, quelles fatigues incessantes dut imposer à cette pauvre femme le soin d'une si nombreuse famille. Comme les naissances se succédaient de si près, il fallait toujours avoir doux enfants sur les bras ; et, la nuit, que de fois il fallait se lever pour calmer leurs pleurs ! Cependant,  le matin, cette pauvre mère était sur pied de bonne heure pour babiller tout ce petit monde et faire réciter la prière à ceux qui pouvaient déjà bégayer les noms de Jésus et de Marie.

Dans un corps débile, notre mère portail un courage surhumain, et elle en donnait des preuves tout le long du jour. Sa toilette, quoique toujours convenable, était bientôt terminée, et elle pouvait aussitôt se livrer à ses nombreuses occupations. Si elle ne pouvait pas faire de suite sa prière, elle offrait d'abord sa journée au bon Dieu, et se hâtait ensuite de faire Je travail le plus pressant; mais, au premier moment libre, elle se retirait à l'écart pour s'occuper uniquement de son âme.  On la voyait alors toute perdue en Dieu ; on aurait dit qu'elle n'était plus sur la terre. Les petits enfants eux-mêmes, en la voyant si recueillie, se gardaient bien de faire du bruit, de peur de la troubler ou de l'interrompre dans une si sainte occupation. « Je l'avoue, dit à ce sujet une de nos sœurs, je ne puis penser une seule fois à la ferveur avec laquelle cette chère mère priait, sans que cela me confonde. »

Toutes les fois qu'elle pouvoit aller à la sainte messe, elle y alloit avec bonheur, s'il y avait quelqu'un pour la remplacer à la maison ; dans le cas contraire, elle y envoyait, à peu près toujours, au moins un membre dé la famille. C'est surtout au saint sacrifice de la messe qu'elle puisait tant de force dont elle avait besoin dans la journée.  Un jour, une bonne femme revenait avec elle de l'église et semblait la plaindre de ce qu'elle avait une si nombreuse famille à soigner. Maman, qui se trouvait toujours si heureuse et contente, se mit à sourire en voyant que cette femme ne comprenait pas qu'après avoir assisté au saint sacrifice, il lui était facile de correspondre à toutes ses obligations et d'élever ses chers enfants dans la crainte et l'amour du bon Dieu.

Rentrée à la maison, elle se remettait aussitôt au travail et ne prenait de nourriture que lorsque les autres n'avaient plus besoin de rien. S'il l'avait fallu, elle aurait consenti à mourir de faim, pourvu que ses enfants n'eussent rien à souffrir. Elle s'oubliait elle-même pour ne s'occuper que des siens. Elle aimait à se nourrir de nos restes, comme si elle se fût jugée indigne d'une meilleure nourriture. Et jamais elle n'a porté à sa bouche le moindre aliment sans avoir fait au moins le signe de le croix, même s'il ne s'agissait que de goûter un mets préparé pour les autres. Ses repas proprement dits étaient toujours précédés d'une fervente petite prière : jamais, absolument jamais, personne n'a pu remarquer chez elle le moindre manquement à cette pieuse pratique, que tant d'autres négligent par indifférence ou par respect humain.

Quand tous les gens de la maison s'étaient dispersés pour vaquer à leurs occupations respectives, le ménage achevé, elle s'asseyait enfin ; mais c'était pour travailler avec une nouvelle ardeur, confectionnant ou réparant les habits de tant de personnes qu'elle devait  entretenir.  Alors  elle se recueillait également un instant pour faire un bon signe de la croix et un acte d'offrande de son travail au bon Dieu. Tout en travaillant, elle avait près d'elle plusieurs de ses enfants : elle leur parloit de N. S., de la sainte Vierge et des saints, ou bien leur apprenait  à prier ou enfin leur chantait un cantique. Elle aimait beaucoup les lectures pieuses ; mais, comme elle avait tant l'amour du travail et du devoir, elle était souvent obligée de s'en priver, et elle le faisait par vertu. Toutefois, elle avait soin d'y suppléer dès qu'un de ses enfants avait le temps de lui lire un chapitre de l'Imitation, son livre favori, ou la vie du saint du jour : elle écoutait alors avec un profond recueillement, sans que son travail en souffrît le moins du monde.   Souvent aussi sa lecture spirituelle était renvoyée jusqu'au soir, et alors toute la famille pouvait en profiter, à moins que l'on ne fût à l'époque des grands travaux : car elle n'aurait voulu fatiguer ni importuner personne.

Dans la matinée, il fallait bientôt se mettre à préparer un second repas. De temps en temps, une domestique ou une soeur aînée arrivait des champs pour l'aider; mais, au moment du repas, notre mère seule restait debout pour servir tout le monde; et ce n'était encore qu'après tous tes autres qu'elle prenait elle-même sa nourriture.

Ensuite, pas le moindre repos. Elle s'occupait d'abord de mettre lotit en ordre dans le ménage ; car elle aimait l'ordre et la propreté. Puis elle se  livrait de nouveau à ses travaux manuels ordinaires, en attendant le moment où il fallait préparer un troisième et souvent un quatrième repas avec les mêmes fatigues et le même empressement.

Quelles que fussent ses occupations, dès qu'elle entendait sonner midi, elle quittait tout pour se recueillir et réciter l'Angélus : on l'aurait crue aux pieds de Marie avec l'Ange. Comme il lui était facile de prier avec recueillement ! Je crois pouvoir dire qu'elle ne perdait pas un instant de vue la présence de Dieu.

La nuit venue, lorsque tout le monde se trouvait libre, elle nous rassemblait pour la prière du soir, qui se faisait ordinairement en commun. Et notre père était là aussi pour nous donner l'exemple ; et de temps en temps il lui arrivait de nous reprocher notre précipitation. A la fin de la prière, celte pieuse mère ajoutait toujours un grand nombre de Pater et d'Ave, pour diverses intentions : pour le Pape, pour l'Eglise, pour la conversion des pécheurs, [tour la propagation de la Foi, pour les malades et les agonisants, etc. C'est ce qui faisait dire un jour à Pierre : « Notre mère a des prières pour tout le monde : il n'est pas étonnant que tout le monde l'aime. »

Durant le mois de Marie, on profitait de ce moment tranquille pour faire une lecture en l'honneur de la sainte Vierge et réciter au moins une partie du chapelet, que l'on récitait en entier le dimanche et pendant les veillées d'hiver. Cet exercice du mois de Marie se faisait devant un charmant petit autel, que notre pieuse mère ornait chaque jour avec un soin délicat, et que beaucoup de personnes venaient visiter et admirer.

Pour elle, jamais elle n'alla se coucher sans avoir récité le chapelet tout entier. Malgré les fatigues de la journée, qui étaient ordinairement accablantes, elle le récitait toujours à genoux ; mais elle avait bien soin de faire asseoir ceux qui priaient avec elle. Souvent elle était obligée d'attendre que tout le monde fut couché pour commencer celte prière qu'elle aimait tant; dans ce calme profond qui l'entourait, elle paraissait comme en extase. Oh J avec quelle ferveur elle recommandait alors toute sa famille à la T. S. Vierge !

Malgré tant décourage, cette pauvre mère épuisée succombait de temps en temps sous le coup de douleurs atroces : c'étaient de violentes crampes d'estomac, qui se renouvelaient une fois ou deux par mois, et duraient .ordinairement une demi-journée environ. Alors, sans se plaindre, et seulement quand il lui devenait impossible de travailler et de se soutenir plus longtemps, elle allait se jeter sur son lit. Ce temps de souffrances était d'ailleurs consacré a la prière. Elle ne voulait pas qu'on s'occupât d'elle, prétextant qu'elle n'avait besoin de rien ; elle craignait qu'on ne la crût trop malade et qu'on n'eût de l'inquiétude à son sujet. En effet, dès qu'on la voyait en cet état, tout Je monde était triste, tout le monde souffrait dans la maison : une demi-journée d'absence, c'était un siècle pour nos cœurs:   cette  pauvre  mère était si   tendrement aimée !

Le dimanche, naturellement, était encore plus saintement employé que les autres jours. Souvent notre mère en profitait pour s'approcher des sacrements. Sans parler de la profonde humilité avec laquelle elle faisait ses confessions, comme si elle eût été une grande pécheresse, on peut dire qu'elle se préparait à la sainte communion avec une ferveur vraiment angélique,  par de pieuses lectures et d'ardentes prières. « Quant à son action de grâces, dit Philomène,  elle durait au moins une demi-heure. Elle la faisait toute à genoux ; et pendant ce temps on lisait sur son visage qu'elle possédait Celui qu'elle aimait avec tant d'ardeur. Lorsque j'étais avec elle, je trouvais parfois le temps bien long. Je la regardais alors pour m'assurer, si elle ne dormait pas, et je voyais qu'elle priait comme aurait prié un ange. »

A propos de cette ferveur devant le Dieu de l'Eucharistie, voici ce  que dit Mélanie :«Une ancienne religieuse de Trivy, sœur Séraphine, m'a affirmé qu'elle a vu une fois notre mère rester neuf heures à genoux devant le Saint-Sacrement, le jeudi-saint, et elle ajoutait : Oh ! quelle sainte âme ! il faudrait bien tous ses enfants pour la valoir! »

Le reste de la journée du dimanche était consacré à la prière, aux lectures pieuses et aux œuvres de charité : pas un seul instant n'était perdu. Oh! qu'elle était heureuse quand elle pouvait prendre un livre de piété et méditer un peu ! Ses lectures étaient, en effet, de vraies méditations. Toutefois, si une œuvre de charité se présentait à faire, elle passait avant tout autre exercice. Quand notre mère savait que quelque personne était malade, surtout si c'était une personne pauvre, elle allait la visiter et lui portait toujours quelques douceurs, comme des fruits ou des confitures ; elle était même habile à préparer certains remèdes aussi efficaces que simples. Mais toujours ses soins corporels étaient accompagnés de soins spirituels, de bons conseils, de paroles de consolation et d'exhortations à la patience. C'est elle sans doute qui a communiqué à plusieurs de ses filles cet esprit de charité qui en a fait des servantes des pauvres.

C'était ordinairement le dimanche aussi que les pauvres non  malades venaient  chercher auprès d'elle quelques secours, et sa bonté envers eux ne connaissait pas de bornes. Voici ce que m'a raconté Philomène sur ce sujet : « Un jour, dit-elle, je me trouvais auprès de nos bons parents. Notre chère mère fit venir à la maison une femme pauvre de la paroisse (ce qu'elle faisait toutes les fois qu'elle savait quelque personne dans le besoin). Après lui avoir fourni une bonne provision de pain, de lait, de farine, de légumes, etc., elle allait la laisser partir. Mais cette pauvre femme était infirme et fut incapable d'emporter son cher fardeau. Notre mère lui dit aussitôt : « Attendez, je vais moi-même vous conduire chez vous. » II y avait (rois quarts d'heure de chemin à faire. Notre cher père, qui admirait en silence tant de charité et qui se serait bien gardé d'y mettre obstacle, voulait appeler un de nos frères pour transporter le fardeau. Mais elle ne consentit pas à céder à un autre le plaisir qu'elle éprouvait à secourir les infirmes.

El puisque nous parlons de son amour des pauvres, nous ne pouvons omettre ce trait que tout le monde connaît :

C'était à l'époque où notre père était le premier magistrat de Trivy. Les gendarmes de Matour arrivèrent un jour chez nous pour lui faire signer leurs registres. Ils amenaient avec eux un pauvre mendiant qui avait eu la mauvaise fortune de tomber entre leurs mains, mais qui n'avait commis aucun crime.  En entrant dans une chambre pour s'occuper de leurs affaires, ils laissent leur homme à la cuisine, auprès de notre mère. Touchée de compassion pour ce malheureux vieillard, elle lui fait boire un verre de vin pour lui donner des forces et lui laisse prendre la clef des champs. Fendant que le pauvre s'enfuit à toutes jambes par un chemin détourné, les gendarmes reparaissent, et, ne trouvant plus leur  mendiant, ils disent à notre mère : « Madame Guilloux, mais si nous vous prenions à sa place ! — Oh ! je n'en ai pas peur, répond-elle sans se troubler : vous avez amené ce vieillard ici, mais vous ne m'avez pas chargée de le garder, et puis cette cuisine n'est pas une prison. »

Nos gendarmes furent les premiers à rire de sa ruse charitable.

Mais revenons à la manière dont notre mère savait sanctifier le dimanche. Elle ne s'occupait pas seulement d'elle, mais de toute la famille.  Elle commençait par faire en sorte que tout le monde, ou à peu près, pût assister à la sainte messe. A cet effet, on se levait de plus grand matin et on arrangeait tout pour que le soin des enfants, du ménage et des troupeaux n'occupât ordinairement qu'une personne. Oh ! comme elle craignait que l'on manquât la sainte messe un peu par sa faute ! Elle avait une si haute et si juste idée de l'auguste sacrifice et en même temps une si grand respect pour les saintes lois de l'Eglise !

Pour le travail du dimanche, elle était vraiment inexorable. Même en cas de nécessité ou de grande utilité, par exemple à l'approche d'un orage ou après de longues pluies, elle résistait tant qu'elle pouvait, exhortant la famille à se confier en Dieu qui travaillerait pour elle. Si, malgré ses instances, on croyait nécessaire de faire exception à la règle pour une heure ou deux, cette pauvre mère semblait triste. Elle se mettait alors en prière, afin de compenser un peu celte dispense. O sainte mère, obtenez pour vos enfants la grâce de respecter comme vous le saint jour du dimanche, et le bon Dieu les bénira !

 Elle avait le même respect scrupuleux pour la loi du jeûne. Dès sa jeunesse, elle fut toujours fidèle à cette observance. Devenue mère de famille, elle vit dans sa condition un nouveau motif de donner ce  bon  exemple : toujours elle observa les jeûnes du carême et les autres jeûnes de l'année, à moins que la santé de ses plus petits enfants ne l'obligeât à mieux se nourrir. Parfois on la trouvait vraiment trop fatiguée, trop faible, et on l'exhortait à être moins sévère pour elle-même : «Pauvres enfants, répondait-elle, il faut bien que je jeûne pour vous qui ne pouvez pas jeûner.»  Et si,  à cause des grands travaux, personne ne pouvait jeûner dans la famille, elle en témoignait sa peine, craignant que le bon Dieu ne fût pas content.

Elle était particulièrement jalouse de conserver pure l'âme de ses enfants; non seulement elle ne laissait passer aucune occasion de les instruire, de les exhorter et de les reprendre, mais elle les surveillait sans cesse, afin que rien de dangereux ne pût approcher d'eux. Voilà pourquoi elle recommandait beaucoup à notre père de faire un bon choix de domestiques et de n'en prendre aucun qui fût vicieux ou jureur, aucun qui ne fût connu pour sa conduite irréprochable. Aussi ces domestiques bien choisis faisaient-ils, pour ainsi dire, partie de la famille : il y avait alors plus de dévouement de la part des serviteurs et, par suite, plus d'affection et d'égards de la part des maîtres.

Si notre mère remarquait dans ses enfants quelque penchant pour la vanité, elle les en reprenait sévèrement : aussi nous a-t-elle toujours vêtus bien simplement comme elle. Nos sœurs savent combien elle voulait que leur tenue fût modeste ; jamais elle ne les a menées aux fêtes pour les montrer : elle se contentait de prier sans cesse pour elles, et c'est ce qui a fait leur bonheur.

Elle était excessivement délicate au regard de la justice : elle ne permettait pas même de ramasser une noix tombée d'un arbre sur le chemin. L'ombre même d'une fraude lui faisait horreur: toutes les fois qu'elle avait à vendre quelque chose, elle ajoutait un peu au poids et à la mesure, de peur de ne pas donner assez.

Si elle respectait si scrupuleusement le bien d'autrui, à plus forte raisonne touchait-elle jamais à sa réputation, et elle ne permettait pas qu'on y touchât devant elle. Autrement, elle avertissait aussitôt, par un regard ou un mot, ceux qui étaient en faute. D'ailleurs, tout le monde la connaissait et l'on se tenait sur ses gardes en sa présence. Et si quelques visiteurs indiscrets venaient à s'oublier un instant, soit sous le rapport de la charité soit sous celui des convenances, ils apprenaient bientôt avec qui ils avaient affaire; mais l'avertissement était si suave et si ferme tout à la fois, que personne n'en était offensé. Malgré cette sévérité inexorable pour le mal, notre mère était toujours douce et affable et n'avait aucun ennemi.

Cependant il arriva un jour, paraît-il, que la famille fut accablée sous le coup d'une calomnie. Comment notre mère se comporta-t-elle dans cette épreuve? « La nuit, a-t-elle raconté, je ne pouvais fermer les paupières ; tout le temps je récitais mon chapelet. » On le voit, elle n'était pas insensible ; mais ce qui l'affligeait, c'étaient les péchés dont cette calomnie était l'occasion, et elle priait Dieu de faire cesser ce mal ou au moins de donner à toute la famille la patience et la charité dont elle avait alors besoin .Et ce qu'elle faisait elle-même, elle l'enseignait à ses enfants. « Elle nous apprenait, dit notre frère aîné, à supporter les injures ; s'il arrivait que d'autres enfants eussent de petits torts envers nous, elle nous défendait toujours de nous venger, disant que l'on doit faire du bien à ceux qui nous font du mal. »

Enfin, n'oublions pas l'horreur qu'elle avait du mensonge. Un jour que j: hésitais à croire ce qu'elle me rapportais, je me permis de lui dire: «Ne voulez-vous pas me tromper, maman? » — « Mon enfant, me répondit-elle, jusqu'ici je n'ai jamais menti : commencerais-je donc aujourd'hui?». Et cette femme si humble me disait cela, non point pour se faire valoir, mais par amour pour la vérité, et pour me donner une leçon que je méritais bien. J'avoue que cette réponse s'est gravée profondément dans mon esprit et semble encore parfois retentir à mes oreilles. Oh ! quelle droiture, quelle simplicité !

Tant de vertus attirèrent de bonne heure à notre mère une grande réputation de sainteté. « Je ne puis que vous répéter, m'écrivait un jour Mariette, ce que M. Barret disait à sa sœur, à savoir que Mme Guilloux était une sainte. Cette bonne sœur Agathe, auprès de laquelle j'ai fait mon postulat, le rapportait à ses compagnes, et c'est ainsi que je l'ai su. Elle ne me le disait pas à moi-même, parce que, sans doute, elle craignait de m'inspirer de l'orgueil. Hélas ! cher frère, il y a plutôt de quoi m'humilier beaucoup de voir une personne du monde, qui a reçu bien moins de grâces que moi, bien plus avancée que moi dans la vertu. Je crains qu'un jour cela ne me confonde devant le bon Dieu ». A la communauté de Chauffailles, on avait d'elle la même opinion. «Notre ancien aumônier, M. Nobis, m'a quelquefois parlé d'elle, dit Mélanie, et il me disait qu'il savait que notre mère était un parfait modèle des mères chrétiennes. Nos sœurs, ajoute-t-elle, me disaient souvent : — II suffit de la voir pour se sentir porté à l'aimer : elle a quelque chose de si doux, de si pieux, de si privilégié du bon Dieu ! »

Nous ne saurions mieux terminer ce tableau des vertus de notre mère et mieux montrer la haute opinion qu'on a toujours eue de ses mérites, qu'en transcrivant ici une page écrite par sœur Marie-Ange, et gracieusement intitulée Mes souvenirs de ma Grand' Mère.

« Un jour, dit cette pieuse sœur, nous nous trouvions près d'elle lorsque le tonnerre grondait, annonçant l'orage. On louchait à l'époque des moissons, et le danger était grave. — Grand'mère, lui dis-je, je crois qu'il grêlera. — Que la volonté, de Dieu |e fasse, répondit-elle ; il y a bien des années que les contretemps d'ici-bas ne me touchent plus. Ne faut-il pas vouloir ce que la bon Dieu veut et sa Providence ne nous suffit-elle pas?

« Si les adversités et les peines de la vie la laissaient calme et souriante, l'offense de Dieu lui arrachait des gémissements et dès larmes: c'était, pour cette chrétienne généreuse, le mal suprême. — Hélas ! disait-elle, le péché me saigne le cœur! — Aussi avec quel soin elle l'évitait et comme elle cherchait à en inspirer l'horreur autour d'elle ! On devinait, en la fréquentent, le désir qui la consumait d'expier pour les autres, de s'immoler chaque jour en silence sous le regard de Dieu, pour le dédommager du mépris ou de l'indifférence de ceux qui ne le connaissent pas assez pour l'aimer. « Que de fois, au matin d'une journée glaciale, ne la vit-on pus, sa chaussure à la main, gravir péniblement la côte placée sur le chemin qui conduit à l'église ! Puis, après avoir assisté au divin sacrifice, elle rentrait joyeusement chez elle, afin de se dévouer pour les siens, qu'elle aimait comme savent aimer les épouses et les mères chrétiennes. Aussi,  comme chacun, à F envi,   la vénérait  en retour! Son mari, ses enfants et ses petits-enfants subirent le charme qui l'accompagnait. Elle savait, d'un mot, d'un signe, d'une caresse, rendre heureux celui-ci,  apaiser celui-là,   encourager l'un, fortifier l'autre, prévenir  les  petites dissensions entre les enfants en leur inspirant l'aménité de caractère. Ainsi elle préparait leur avenir par l'exemple d'une piété douce, charitable, éclairée et constante.

« Mais les membres de sa famille ne furent pas les seuls à profiter de sa bienfaisante influence : beaucoup de personnes allaient chercher auprès d'elle un conseil, un encouragement, et n'avaient ensuite qu'à s'en féliciter. Dieu, qui l'avait douée d'un esprit fin et d'un jugement solide, savait quel saint usage elle en ferait. »

 

Merci, révérende sœur Marie-Ange, de ces lignes tout à la fois si élogieuses et si vraies ! Plus tard, nous vous entendrons encore avec plaisir, quand vous nous parlerez des vertus qu'a pratiquées, durant sa longue maladie, celle que vous aimiez à appeler votre grand'mère.

Pendant que maman menait une vie si édifiante et répandait autour d'elle un si doux parfum de sainteté, notre père se montrait digne d'une telle épouse. Il la secondait en tout, afin que tout allât bien dans la famille. Il s'occupait habilement des intérêts temporels et nous procurait à tous une éducation convenable.

En même temps, par son intelligence, sa probité et son dévouement pour le bien, il inspirait toute confiance à ses compatriotes. Aussi, dès l'âge de trente ans environ, fut-il choisi pour être maire de Trivy, Je n'ai pu savoir à temps, d'une manière exacte, l'époque précise de sa nomination ; mais j'ai une forte raison de croire que c'est 1843, année de la naissance de Mélanie, II conserva cette dignité jusque vers 1860, si je ne me trompe, et M. Seraud, qui le remplaça alors, voulut l'avoir pour adjoint. En 1866 ou 1867, il fut de nouveau mis à la tête de la commune de Trivy, qu'il administra jusqu'au 4 septembre 1870. Alors la nouvelle république, qui ne tient pas aux magistrats intègres s'empressa d'accepter sa démission,  qu'il offrait en vain depuis plus de six mois.

De 1843 à 1870, que de services importants il a rendus a son pays ! que de graves affaires il a traitées ! que de bons conseils il a donnés ! Grâce à son concours intelligent, Trivy a maintenant une église bien convenable, un beau presbytère, une école pour les garçons et une pour les filles. Et je crois que, s'il avait été encore là en 1887, il n'eût pas laissé laïciser cette dernière, tant par respect pour les intentions du. vénérable M. Barret, son fondateur, que par estime pour les bonnes sœurs qui faisaient tant de bien. Honneur à M. le curé et à toutes ces familles généreuses, qui n'ont reculé devant aucun sacrifice pour conserver aux petites filles le bienfait d'une éducation chrétienne ! Ils ont su opposer à la plus odieuse contrainte la vraie liberté des enfants de Dieu.

Mais disons encore un mot de notre cher père. Quoique simple paysan, il était connu au loin. A la préfecture de Mâcon, on avait toute confiance en lui, et il était souvent consulté par ses supérieurs sur des affaires importantes. Trois fois au moins, il fut choisi pour représenter le canton de Matour aux assises de Chalon-sur-Saône.

Il est temps, cependant, de montrer nos chers parents tout occupés de procurer à chacun de leurs enfants une condition honorable, à mesure que ceux-ci arrivent à l'âge où il faut faire choix d'un état de vie.