CHAPITRE  PREMIER.

LA    FAMILLE   THOMAS. NAISSANCE,   ENFANCE  ET   ÉDUCATION

DE   NOTRE    MÈRE.

JEUNESSE   ÉDIFIANTE   ET   CHOIX   D'UN   ÉTAT   DE   VIE.

1818-1836

 

 

Au temps de la  Révolution qui bouleversa la France vers la fin du siècle dernier, il y avait à Verosvres une famille bien connue pour son in­violable attachement à notre sainte Religion : c'é­tait la famille Thomas. Elle habitait au hameau de Chevannes, c'est-à-dire à un kilomètre à peine de Lhautecour, lieu de naissance de la Bienheureuse Marguerite-Marie, la confidente du Sacré-Cœur, et elle semblait  avoir reçu une sainte influence de ce pieux voisinage. Elle jouissait d'une .hon­nête aisance, mais elle était surtout riche en ver­tus et en mérites.

La famille Thomas était un asile assuré pour tous les prêtres des environs, alors persécutés par la rage révolutionnaire. Ils y étaient accueillis avec un respectueux empressement, non comme des hommes ordinaires, mais comme les ministres et les représentants du Dieu crucifié qui a dit à ses disciples : « Vous serez bienheureux lorsque les hommes vous maudiront, qu'ils vous persécuteront et qu'ils lanceront contre vous toute sorte de ca­lomnies en haine de mon nom : réjouissez-vous alors, parce que votre récompense sera grande dans le ciel. »

Cette pieuse maison était un vrai sanctuaire : c'est là que s'offrait, la nuit, en cachette, le saint sacrifice de la Messe; c'est là que s'administraient la plupart des sacrements ; c'est là que beaucoup de personnes ont pu faire leur première commu­nion ; c'est là, en un mot, que s'entretenait le cul­te divin. Grâce à la générosité de la famille Tho­mas, qui ne craignait ni les dépenses ni les dan­gers, durant ces tristes années qui rappellent les horribles persécutions endurées par les premiers Chrétiens, les mourants purent recevoir les der­niers secours de la Religion, et la foi s'est con­servée intacte et vivante dans cette bonne paroisse de Verosvres.

Souvent le démon tenta de faire découvrir par ses suppôts les hommes de Dieu cachés dans leur cher asile de Chevalines ; mais la Providence veil­lait sur eux, et toujours le pasteur fut sauvé en fa­veur du troupeau. Nous pourrions citer à ce sujet un grand nombre de traits qui semblent tenir du miracle et qui nous ont été racontés soit par notre mère soit par d'autres personnes également dignes de foi, qui les avaient appris de témoins oculaires.  « S'il fallait écrire tout ce qui s'est passé chez nous durant la révolution, m'a répondu un de nos oncles que j'avais interrogé sur cette époque, ce n'est pas une lettre, mais un gros volume qu'il faudrait pour contenir tous les faits. » Pour n'être pas trop long, j'en rapporterai deux seulement.

Un jour, les Garnisaires (c'est le nom que l'on donnait aux gendarmes ou autres agents chargés de faire la chasse aux prêtres) arrivent à la maison de grand matin, avant J'aurore, espérant bien surprendre ceux qu'ils y soupçonnent réfugiés. En effet, la sainte messe vient d'être célébrée et l'on n'a pas encore eu le temps de faire disparaître les ornements sacerdotaux.   Ces misérables visitent avec soin tous Tes appartements, à l'exception d'un seul : c'est celui où les objets du culte sont encore en vue. Dieu a détourné à temps leurs regards pleins de mauvaises intentions.

Une autre fois, le danger parut encore plus imminent et la protection divine plus sensible. Pour écarter les soupçons de ces terribles visiteurs, on avait coutume de serrer les linges et les vêtements sacrés dans le meuble le plus dégoûtant, placé dans l'endroit le plus apparent de la maison. On jetait ensuite pêle-mêle, par-dessus ce précieux dépôt, un tas de chiffons malpropres. Un jour, les garnisaires demandent, en arrivant, la clef de ce vieux coffre tout vermoulu. La famille stupéfaite se croit trahie. Cependant on donne la clef on se recommandant à la Providence. Ces misérables, comme des démons en furie, font sauter les chiffons qui couvrent les objets sacrés. Mais Celui sans la permission duquel Satan ne peut rien, arrête tout à coup leur bras sacrilège : il reste une guenille pour couvrir et dérober à leurs yeux les vêtements sacerdotaux, et ils ne la soulèvent pas ! Que Dieu est admirable quand il veut se moquer de ses ennemis et protéger ses fidèles serviteurs!

C'est au sein de cette édifiante famille Thomas que notre chère mère vit le jour, quelques années après la tourmente révolutionnaire. Son père, Philippe Thomas, avait eu beaucoup à souffrir pour ne pas manquer a son devoir et à sa conscience dans les circonstances les plus difficiles; il avait constamment protesté, surtout par sa conduite, contre toutes les indignités d'un gouvernement impie. Mais cette généreuse fermeté lavait souvent exposé aux plus grands dangers, dans le détail desquels nous ne pouvons entrer ici. Disons seulement qu'il fut plus d'une fois poursuivi par l'odieuse police de cette époque avec non moins de rage que les prêtres cachés dans la famille.

Enfin il put vivre en paix quand des jours meilleurs furent revenus. C'est alors qu'il épousa Jeanne-Marie Michel, notre grand'mère. C'était la sœur de cette célèbre tante Philippe, femme de Jean Thomas, frère aîné de notre grand-père et chef de la maison. Ces deux pieuses femmes étaient originaires de Suin ; diverses branches de leur famille ont donné des prêtres à l'Eglise, dont le seul survivant aujourd'hui, si je ne me trompe, est le vénérable M. Fumet, curé de Curtil-sous-Buffières.

Nos grands-parents eurent dix enfants, dont cinq moururent en bas âge; il resta deux garçons et trois filles. Les deux garçons sont nos oncles Jacques et Jean-Marie Thomas, encore vivants. Quant aux (rois filles, elles étaient toutes plus âgées que leurs frères: l'aînée, Benoîte, femme de Jean Guilloux de Chevannes, est morte à l'âge de 75 ans; la seconde, Madeleine, femme de Victor Auduc de Dompierre, a vécu jusqu'à l'âge de 71 ans; la troisième fut Jeanne-Marie, notre très-chère et très-regrettée mère.

Sans faire tort ni à ses frères ni à ses sœurs, qui ont tous mené une vie très-édifiante, on peut dire que Jeanne-Marie eut une part plus particulière aux bénédictions du Ciel et se distingua toujours par toutes sortes de vertus. Elle naquit le 17 janvier 1814, et fut baptisée le lendemain dans l'église de Verosvres. Elle eut pour parrain son cousin, Jean-Marie Thomas, et pour marraine Marie Cerdigné, femme de Claude Jacquet. Je crois qu'il ne serait pas téméraire d'avancer que celte enfant ne souilla jamais d'aucun péché mortel la robe d'innocence dont elle fut alors revêtue; et toutes les personnes qui l'ont connue de près ou de loin s'empresseront, j'en suis sûr, de souscrire à cette opinion.

Il nous a été impossible, il est vrai, d'avoir des documents précis sur les premières années de la petite Jeanne-Marie, sur cette époque où les âmes d'élite commencent à se manifester. Mais tout le monde s'accorde à dire qu'elle a toujours été la   même, toujours irréprochable et exemplaire depuis son enfance, et que jamais on n'a vu varier en elle son attrait pour la piété et pour la vertu. Il nous est donc bien permis de nous la représenter dès lors avec cette maturité précoce que l'on remarque dans l'enfance de la plupart des saints : quelle ferveur dans la prière ! quel respect et quelle docilité pour ses parents ! quelle charité envers ses frères et ses sœurs et envers les autres enfants ! quelle modestie dans le langage, le maintien et la démarche ! En elle on ne pouvait découvrir aucun des défauts qui se manifestent ordinairement dans les enfants de son âge.

Inutile de dire avec quelle ardeur et quel plaisir elle s'appliqua à l'élude du catéchisme. Elle dut l'apprendre dans l'intérieur de la famille; car ce n'est que plus tard qu'elle put aller à l'école. Mais l'on n'a qu'à se rappeler ce qu'était la famille Thomas, pour se persuader que la petite Jeanne-Marie n'y perdit rien. Cet admirable résumé de la doctrine chrétienne, elle l'avait si bien gravé dans sa mémoire, elle en possédait si bien le sens, qu'elle fut toute sa vie en état de le réciter comme à l'âge de dix ou onze ans : on aurait dit que Dieu lui-même éclairait cette âme si pure.

A en juger par ce qui précède, il est facile de conjecturer avec quelle ferveur angélique Jeanne-Marie fit sa première communion. Qui nous dira les sentiments de crainte et d'amour qui dominaient sa belle âme à l'approche de ce grand jour? Les anges seuls pourraient nous l'apprendre, parce que les témoins nous manquent sur la terre; et, d'ailleurs, dans les âmes de cette trempe, il se passe bien des choses mystérieuses et toutes divines qui ne sont connues que des esprits célestes.

Mais, comme les épreuves sont le partage des âmes sur lesquelles la Providence a des desseins particuliers, il en fallait ù notre mère : elles ne lui manquèrent pas ; et ce fut précisément vers l'époque de sa première communion qu'elles vinrent la frapper et lui briser le cœur. Elle n'avait que dix ans à peine quand elle perdit son bon et cher père, qui avait si bien mérité d'avoir une telle enfant. Trois ans après, elle vit mourir sa pieuse mère, qui avait eu jusque-là tant de soin de son éducation. Quel vide dans une famille, quand il y manque le père et la mère! nous le comprenons maintenant que nous sommes orphelins à notre tour! N'est-il pas vrai que, pendant de longues années, nous ne pouvions nous faire à l'idée qu'un jour nos parents nous quitteraient ? Volontiers nous les aurions crus immortels ! Le malheur est plus grand encore quand on devient orphelin si jeune: il semble qu'il ne puisse plus y avoir de bonheur ici-bas pour de tels enfants !

 Toutefois notre mère, dans la vie de laquelle personne n'a jamais pu remarquer le moindre signe d'impatience, ne laissa échapper aucune plainte. Elle adora avec soumission la sainte volonté de Dieu, qui n'avait appelé à Lui ses chers parents de si bonne heure que pour récompenser leurs nombreux mérites.

D'ailleurs, la petite Jeanne-Marie ainsi que ses frères et ses sœurs trouvèrent un autre père et une autre mère dans leur oncle Jean et leur tante Philippe, qui, n'ayant pas eux-mêmes d'enfants, adoptèrent ces chers orphelins et les constituèrent leurs, héritiers.  Mais, hélas ! cet oncle si dévoué et si tendrement aimé suivit de bien près dans la tombe sa belle-sœur, notre grand'mère. Restait donc à la tête de la famille cette excellente tante Philippe dont nous avons si souvent entendu parler. « C'était la meilleure des femmes, dit notre oncle Jean, et je ne crois pas qu'il existe une mère qui la vaille sous le rapport de la piété et de la charité.»

Il ne faut pas croire que la petite Jeanne-Marie ait abusé de la bonté de cette chère tante pour rester oisive auprès d'elle : tous ceux qui l'ont connue savent qu'elle n'a jamais voulu perdre un seul instant,   comme si elle en eût fait le vœu, et cet amour du travail remontait à ses plus jeunes années. Dès   qu'elle fut en état de rendre quelques petits services dans l'intérieur de la famille, elle s'efforça de faire tout son possible pour être utile, soit en s'occupant du ménage, soit en se livrant à des travaux d'aiguille, dans lesquels elle fut bientôt habile. Quand elle l'ut en âge de garder les troupeaux, elle les conduisait chaque jour sur la montagne voisine, à travers les rochers et les broussailles. Souvent elle a raconté qu'elle devait parfois disputer,, avec le loup quelqu'une de ses brebis, en attendant que son chien fidèle vînt à son secours. Si elle montrait alors un  courage étonnant et au-dessus de ses forces pour ne point laisser ravager son troupeau, ce sera encore avec plus de vigilance et de fermeté qu'elle préservera plus tard sa nombreuse famille de la rage du démon qui, au dire de saint Pierre, rôde sans cesse autour de nous pour nous dévorer.

Que faisait-elle pendant ces longues heures passées, chaque matin et chaque soir, dans la solitude de la montagne ? Au lieu de perdre son temps à des jeux plus ou moins innocents, tantôt elle s'occupait de travaux manuels comme à la maison, tantôt elle s'entretenait avec Dieu dans la prière, à l'exemple de tant de saints et de saintes qui, comme elle, ont passé leur enfance dans les champs à la garde des troupeaux paternels. La prière lui a toujours paru pleine de charmes, et elle «tait alors la nourriture de son âme, pendant qu'un morceau de pain sec soutenait son corps.

Mais son éducation, commencée dans l'intérieur de la famille, avait besoin d'être complétée. A cette époque, surtout par suite des ravages causés par la révolution, il n'était pas aussi facile de s'instruire qu'aujourd'hui.   A   l'âge  de quinze   ans,   notre mère fut envoyée en pension chez les religieuses d'Ozolles, auprès desquelles elle demeura environ deux années. Il paraît qu'elle eut à souffrir du froid pendant le rigoureux hiver de 1829-1830; car les pauvres sœurs étaient très-mal logées, et les murs de l'école étaient tout lézardés. Mais jamais elle ne s'en est plainte : elle aimait tant a souffrir quelque chose pour le bon Dieu !

Oh ! les deux précieuses années ! comme elles ont été bien et saintement employées! En fait de connaissances humaines, il est vrai, notre mère n'eut pas le temps d'en acquérir beaucoup. Mais qu'eut-elle  gagné à être plus  savante  selon le monde ? Qu'y aurions-nous gagné nous-mêmes ? Au­rait-elle fait plus de bien qu'elle n'en a fait? Nous eût-elle mieux élevés? La science qu'elle ambi­tionnait uniquement et dans laquelle ses progrès furent admirables, c'est la science des saints, la vraie science de la vie. Elle avait une facilité toute spéciale à pénétrer les plus sublimes vérités de la Religion et elle avait une connaissance étonnante de la vie des saints. De plus, elle avait beaucoup de goût pour la lecture des bons livres et beaucoup de tact pour faire un excellent choix,  et ce qu'elle avait lu une fois, elle ne l'oubliait jamais, parce qu'elle l'avait approfondi et médité. C'est de cette manière qu'elle se perfectionna jusqu'à la fin de ses jours dans sa science favorite. Voilà donc à quoi lui ont servi ses deux années de pension chez les bonnes religieuses d'Ozolles. Si elle avait fréquenté une école sans Dieu, je ne sais si elle eût mérité plus tard que l'on publiât sa vie et ses bonnes œuvres. Je   défie tous nos nouveaux programmes d'enseignement laïc de former des mères de famille semblables à notre mère. Et puisque je parle en missionnaire qui n'a peur de personne, je condamne ici hautement tous ceux qui ont voulu chasser de Trivy nos bonnes sœurs institutrices.

Notre mère laissa des souvenirs impérissables dans la pension d'Ozolles, qu'elle avait embaumée du parfum de ses vertus. Les nombreux témoignages qui lui ont été rendus à ce sujet, venaient soit de la part des anciennes religieuses qui l'avaient eue pour élève, soit de la part des personnes qui  avaient eu le bonheur d'étudier sur les mêmes bancs qu'elle. Au dire de tous ces témoins,  la jeune Jeanne-Marie Thomas semblait exempte des suites du péché originel et déjà elle était un beau modèle de toutes les vertus. Aussi la croyait-on faite pour la vie religieuse ; mais notre mère gardait le silence sur une affaire si importante.

De retour à Chevannes, elle continua à mener la vie la plus édifiante. Elle avait alors dix-sept ans ; elle était donc à l'âge où les jeunes filles montrent ordinairement le plus de penchant pour la vanité et les plaisirs du monde, et où elles ont le plus besoin d'être constamment et sévèrement surveillées. La jeune Jeanne-Marie n'avait aucun des défauts de cet âge. Les jeunes filles qui reviennent de pension sont souvent un peu prétentieuses, se croyant quelque chose et aimant à paraître ; notre mère en revint plus humble, plus amoureuse de la vie cachée. « Sa modestie et son humilité étaient exemplaires, dit notre oncle Jean ; jamais elle n'aurait voulu suivre les modes, comme font ordinairement les jeunes filles ; elle se serait crue bien coupable si elle avait mis le moindre ornement à ses babils. » Belle leçon pour les enfants dont la vanité est si précoce ! Belle leçon surtout pour les mères qui fomentent cette source de péchés et perdent ainsi leurs filles ! Pour former de bonnes chrétiennes, il faut une éducation plus sévère.

Dans l'intérieur de la famille, notre mère était un modèle de régularité, d'obéissance, de diligence et de charité. Jamais, dit-on, sa conduite à l'égard de ses frères et de ses sœurs ne laissa rien à désirer. Jamais, de sa part, le moindre motif de mécontentement dont on puisse se souvenir; mais toujours le support, la prévenance et les relations les plus aimables. Sa charité s'étendit encore plus loin : ne voulant point conserver pour elle seule le petit trésor de science qu'elle avait rapporté d'Ozolles, elle se mit à instruire ses jeunes frères et plusieurs enfants du hameau. Elle savait si bien gagner le cœur de ses élèves qu'elle faisait d'eux tout ce qu'elle voulait. Pendant les veillées d'hiver, les domestiques de la maison assistaient à ses leçons pour apprendre ou repasser leur catéchisme. « D'ailleurs, dit notre oncle Jean, c'était là une coutume traditionnelle chez nous : nous avons tous été catéchistes les uns après les autres». Oh! la belle et sainte pratique ! elle serait bien nécessaire aujourd'hui  dans toutes  les familles  chrétiennes, puisqu'une loi inique et impie empêche d'étudier à l'école la science la plus indispensable à la formation des enfants.

 Au dehors, notre mère n'était pas moins exemplaire que dans l'intérieur de la famille. Elle sortait le moins possible ; jamais elle n'allait aux fêtes ni aux noces ni à aucune de ces occasions qui ruinent la vertu  d'une jeune   fille   et finissent quelquefois par causer la désolation de ses parents. Elle ne connaissait que le chemin de l'église, et ce chemin lui était bien cher. « Son assiduité aux saints offices, dit notre oncle, était constante et admirable; elle fréquentait les sacrements très-souvent. Dans le voisinage, il y avait une autre jeune personne également trés-vertueuse ; elles s'étaient connues à l'école et étaient devenues très-intimes. Toutes les fois qu'elles allaient à la messe pendant la semaine, et chaque dimanche avant les vêpres, elles faisaient ensemble le chemin de la croix : ce qui édifiait beaucoup toute la paroisse. Chacun s'efforçait d'y assister : il y avait alors plus de piété qu'aujourd'hui ».

Voici ce que raconte Mélanie sur ce même sujet : « II y a quelques années, dit-elle, je me trouvais un jour dans l'église d'Ozolles. M. le curé, ayant appris que j'étais la fille de la mère Guilloux de Trivy, m'envoya aussitôt chercher. A mon arrivée, il ne savait comment exprimer la joie qu'il éprouvait de me voir, parce que j'étais une des enfants de Jeanne-Marie Thomas, qui l'avait tant édifié autrefois. Il ne tarissait pas en louanges sur le compte de notre mère et il me rapporta beaucoup de traits de vertu dont j'ai perdu le souvenir. Mais je me rappelle fort bien ces paroles : — « Quel modèle à suivre pour les jeunes filles de son âge ! Il fallait la voir le dimanche, parcourant les stations du chemin de la croix et chantant les strophes sans l'ombre de respect humain ! Ah ï de nos jours il n'y a plus de jeunes personnes de cette trempe-là, du moins elles sont bien rares ! »

On pourrait citer quantité de témoignages dans le même sens. Le souvenir que tout le monde avait conservé de notre mère était, un souvenir plein de vénération pour tant de vertus. Toutes les personnes qui avaient eu des rapports avec elle, ou qui l'avaient simplement connue avant qu'elle eût quitté la paroisse de Verosvres, n'en parlaient plus tard qu'avec le plus profond respect et la plus sincère admiration.

 

Cette jeune fille ne ressemblait donc pas à celles de son âge et ne paraissait pas faite pour le monde. Son amour pour la solitude et la prière, sa piété, sa modestie, ses œuvres de zèle, tout dans sa personne et dans sa conduite était de nature à faire croire qu'elle allait embrasser la vie religieuse. Son départ n'eût étonné personne; au contraire, tout le monde a été surpris qu'elle ait choisi l'état du mariage. « Elle m'a avoué, dit notre oncle Jean, que jamais elle n'a songé à se faire religieuse. »       

Ah ! merci, mon Dieu, de la sagesse de votre Providence! Merci de nous avoir fait naître d'une telle mère!  Oh!  qu'elle est admirable   l'action divine dans les vocations ! Parents, ne forcez jamais vos enfants à entrer en religion malgré eux ni à embrasser telle règle plutôt que telle autre: s'ils ne sont pas appelés de Dieu ou s'ils sont appelés ailleurs, vous les rendriez malheureux. Il faut laisser agir la Providence. Mais si vos enfants se sentent fortement et suavement attirés au service du Seigneur dans quelque congrégation religieuse, pour y vivre plus saintement, ah ! gardez-vous de les détourner d'un si salutaire  dessein ; gardez-vous de contrarier l'action divine ! Ces chers enfants que vous consacrerez au bon Dieu, seront votre gloire et surtout une source de bénédictions pour vous.  

 

   Notre mère ne fut pas appelée de Dieu : elle l'a déclaré. Si elle l'avait été, oh! avec quelle joie et quel empressement elle aurait suivi cet appel ! Elle avait une telle estime pour la vocation religieuse !

Qui d'entre nous ne se rappelle ce refrain qu'elle avait appris à Ozolles et qu'elle chantait si souvent et à ravir? « O vie religieuse, que tes attraits sont doux! Quand j'ai connu tes charmes, je suis vite |partie, pour faire pénitence des péchés de ma vie ! » ! C'est au moins là le sens, si non exactement les : paroles. Ce refrain, si souvent entendu et chanté d'une voix angélique, a pénétré jusqu'à nos cœurs, et pour plusieurs d'entre nous il a été la voix dont Dieu s'est servi pour les appeler à Lui.

     Mais pourquoi n'appela-t-il pas notre mère ? Parce que sa Providence la destinait à une mission non moins méritoire. Elle devait: 1° se sanctifier dans l'état du mariage à l’exemple de beaucoup de saints et de saintes, 2° servir de modèle aux mères de famille à une époque où tant de mères savent si mal remplir leurs devoirs, 3° former elle-même un grand nombre de bons chrétiens et de bonnes chrétiennes, 4° enfin consacrer au Seigneur cinq de ses enfants : cinq au lieu d'une seule, n'est-ce pas  un grand profit même pour la gloire de Dieu? Oh ! la belle destinée, la belle vocation que celle de notre mère ! Que Dieu est admirable dans sa Providence à l'égard des saints!