Éditions Obsidiane

 

Bernard Vargaftig

(1934-2012)
 

Bernard Vargaftig, né en 1934 à Nancy, a été profondément marqué pendant son enfance par la persécution antisémite, qui l'a contraint de vivre caché entre 1940 et 1944. Il a longtemps vécu à Nancy où il a été enseignant dans un lycée professionnel, puis conseiller pour la poésie et la littérature de création à la DRAC Lorraine. Ses poèmes ont d'abord été publiés dans les Lettres françaises et il a été un proche de Louis Aragon.. Il était membre des rédactions des revues Action poétique et Europe. Il a reçu le prix Mallarmé en 1991 et le prix de littérature Nathan Katz en 2008. Il a traduit des poèmes du hongrois Sandor Woeres, des italiens Camillo Sbarbaro et Franco Loi, et de l'allemande Felicitas Fritchmuth.

La poésie de Bernard Vargaftig fuit l'image, ou plutôt la poursuit à travers un langage haché, qui est souvent celui de la douleur. Chaque livre, travaillé jusque dans ses moindres détails, affronte la biographie en refusant le lyrisme, en visant même à l'anonymat. Son œuvre, qui dit  "la stupeur de vivre", fait un poème continu. 

Un hommage lui a été rendu par la revue Secousse (Dans les pas de Bernard Varfgftig) à l'occasion du premier anniversaire de sa mort.



Bibliographie

  • Chez moi partout, Pierre-Jean Oswald, 1967. 
  • La véraison, Gallimard, 1967.
  • Jables, Messidor, 1975.
  • Description d'une Elégie, Seghers, 1975.
  • Orbe, Flammarion, 1980. 
  • Et l'un l'autre Bruna Zanchi, Pierre Belfond, 1981.
  • Lumière qui siffle, Seghers, 1986.
  • Suite Fenosa (avec Bernard Noël), André Dimanche, 1987.
  • Voici, Æncrages & Co, 1990.
  • Ou vitesse, André Dimanche, 1991 (Prix Mallarmé).
  • Un récit, Seghers, 1991.
  • L'inclinaison, Atelier des Grames, 1994.
  • Le monde le monde, André Dimanche, 1994.
  • Distance nue, André Dimanche, 1994.
  • Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996.
  • De face, Collodion, 1996.
  • Exactitude de l'effroi, Collodion, 1999.
  • Craquement d’ombre, André Dimanche, 2000.
  • Un même silence, André Dimanche, 2000.
  • Comme respirer, Obsidiane, 2003.
  • Trembler comme le souffle tremble, Obsidiane, 2005.
  • Aucun signe particulier, prose, Obsidiane, 2007.
  • Ce n'est que l'enfance, Arfuyen, 2008.

Anthologies

  • La poésie des romantiques, J'ai Lu - Librio, 1993.
  • Poésies de Résistance, J'ai Lu Classiques, 1994.



Extraits


Aube voisine des prairies
Un aveu traversé dans la chute
Quelle durée pourtant éparse
N'est jamais ensevelie par la lumière

Tremblement qui n'aura pas eu d'images
Terreur à l'envers et pitié
Où si vite détonation précipice
Phrase éraflement et rocaille existent

Voilà que même l'oubli change
Sans qu'un oiseau ne reste en arrière
La promptitude ose s'arracher aux montagnes
Une fissure à vif incessante

Comme apaise le brouhaha
Dont ensoleillé le balancement est
Stupéfaction du dénuement
Quand l'air et les frayeurs s'appellent

(Trembler comme le souffle tremble, Obsidiane, 2005)


Chauve-sourire

Il neige. La neige criait. Il me semble que c’est depuis toujours que je me raconte comment je vais raconter. Il neige. Je ne sais pas où était mon frère à ce moment-là. Ma mère me dira que c’est un matin où je ne voulais pas aller à l’école qu’ils sont venus nous chercher, je faisais le malade, et que c’est pour ça que les policiers, des Français, n’ont emmené que mon père. Parce qu’il était étranger. Parce qu’il était russe. L’autre mot, celui par lequel on nous désignait ou par lequel il fallait se désigner, ce mot-là, on ne le prononçait jamais à la maison. Je ne crois pas qu’il neigeait quand ça s’est passé. Mon père est revenu deux jours plus tard. Il ne neigeait pas et je suis guéri.

On n’a jamais porté d’étoile jaune. Je les ai retrouvées, longtemps après la guerre. Cachées avec les photos. Faut-il dire oubliées ou cachées ? Ce sont des photos où on se cache, où on est tous les quatre. On se prenait en photo même en ce temps-là. Souris. Regarde bien. Compte jusqu’à trois. Je me raconte comment compter se transforme en photo. Ça se passe dans le noir. Comme quand on distingue les chauves-souris. On était pris, on est dans le noir et on va apparaître.

Comme plus tard quand je jouerai à la cachette. C’était moi le pris. Je regarde le mur au fond du préau. On me dit de fermer les yeux. Je compte jusqu’à 30. Tu peux te retourner. J’ouvrais les yeux et je cherchais dans le noir. Quand je ne suis pas le pris, je vais me cacher avec les autres. Il faut se dépêcher de se cacher. Je cours où c’est sombre. De toute façon, que je cherche ou qu’on me cherche, c’est encore moi le pris ! Quand on en était à 24, on criait de plus en plus fort, comme pour ceux qui seraient déjà loin. Vingt-cinq, vingt-six… Puis on comptait de plus en plus lentement, en détachant les syllabes, même celles qui n’existaient pas, vingt-te-huit ! Trente une fois… trente, deux fois. C’est moi le pris, il y a ceux qui, cachés, se montrent. Il y a ceux qui font semblant de ne pas me voir. Je t’aime. J’aime quand tu apparais dans le noir. N’embrasse que les filles que tu aimes, disait ma mère. Qu’est-ce qui se cache que je ne sais jamais ?

(...)

(Aucun signe particulier, Obsidiane, 2007)